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gourmande - Page 4

  • La vérité sur le cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates

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    C'est d'abord un titre insolite.

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    Et une histoire qui ne l'est pas moins :

    "Janvier 1946. Londres se relève douloureusement des drames de la Seconde Guerre mondiale et Juliet, jeune écrivaine anglaise, est à la recherche du sujet de son prochain roman. Comment pourrait-elle imaginer que la lettre d'un inconnu, un natif de l'île de Guernesey, va le lui fournir ? Au fil de ses échanges avec son nouveau correspondant, Juliet pénètre son monde et celui de ses amis - un monde insoupçonné, délicieusement excentrique. Celui d'un club de lecture créé pendant la guerre pour échapper aux foudres d'une patrouille allemande un soir où, bravant le couvre-feu, ses membres venaient de déguster un cochon grillé (et une tourte aux épluchures de patates...) délices bien évidemment strictement prohibés par l'occupant. Jamais à court d'imagination, le Cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates déborde de charme, de drôlerie, de tendresse, d'humanité Juliet est conquise. Peu à peu, elle élargit sa correspondance avec plusieurs membres du Cercle et même d'autres habitants de Guernesey , découvrant l'histoire de l'île, les goûts (littéraires et autres) de chacun, l'impact de l'Occupation allemande sur leurs vies... Jusqu'au jour où elle comprend qu'elle tient avec le Cercle le sujet de son prochain roman. Alors elle répond à l'invitation chaleureuse de ses nouveaux amis et se rend à Guernesey. Ce qu'elle va trouver là-bas changera sa vie à jamais."

    A travers ce roman foisonnant, Mary Ann SHAFFER réussit un petit miracle : raconter un épisode historique peu connu (l'Occupation dans l'île anglo-normande de Guernesey), montrer les affres de la création littéraire (à travers le personnage de Juliet, l'écrivain), faire la preuve que la solidarité et l'amitié se placent au-dessus de tout (avec ce fameux cercle littéraro-culinaire) et brosser des portraits de personnages aussi divers qu'attachants.

    On pourrait se perdre à travers toutes ces lettres qui se croisent et s'entrecroisent, ces multiples narrateurs que l'on découvre autant à travers leurs mots que ceux des autres, ces différentes strates d'histoires, et cependant, ce n'est jamais le cas : on jubile à coller aux basques de la fantasque Juliet et de ses non moins fantasques amis, qu'ils soient anglais ou anglo-normands.

    C'est un roman bourré d'humour et de tendresse, d'ironie et d'auto-dérision, un livre qui donne envie d'ouvrir grand les bras et de respirer à pleins poumons... l'air de Guernesey si possible ! Et puis, et puis, c'est surtout un livre où l'amour des livres et de la littérature est à chaque page et ça, c'est un vrai bonheur ! J'aurais pu recopier moults extraits, mais, fidèle à ma thématique "littérature gourmande", j'ai choisi cette lettre adressée à Juliet par une des habitantes de l'île, une lettre dont le ton reflète parfaitement l'esprit de ce Cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates.

    LA VERITE SUR LE CERCLE LITTERAIRE DES AMATEURS D'ÉPLUCHURES DE PATATES

    Chère Miss Ashton,

    On m'a parlé de vous. J'ai jadis appartenu au cercle littéraire en question mais je parie qu'aucun d'eux ne vous a parlé de moi. Je n'ai jamais lu d'auteur mort. Je n'ai lu qu'une oeuvre : la mienne. Mon livre de recettes de cuisine. J'ose prétendre que mon ouvrage a fait couler plus de larmes que tous les romans de Charles Dickens réunis.

    J'avais choisi de leur lire un passage sur la manière correcte de rôtir un cochon de lait. "Beurrer la petite carcasse et laisser les jus de cuisson s'écouler et faire grésiller le feu", ai-je lu de telle sorte que vous pouviez sentir le cochon rôti et entendre sa chair craquer sous la dent. Je leur ai décrit mes gâteaux à cinq couches - contenant une douzaine d'oeufs -, mes bonbons au sucre filé, mes crottes au chocolat parfumées au rhum, mes génoises à la crème onctueuse. Des pâtisseries confectionnées avec de la bonne farine blanche, et non avec de la farine noire grossière ou les graines pour oiseaux écrasées que nous utilisions à l'époque.

    Eh bien, croyez-le ou non, ils n'ont pas pu le supporter. L'évocation de mes mets savoureux les a poussés à bout. Isola Pribby - qui de toute façon n'a jamais eu aucun savoir-vivre - s'est écriée que je la torturais et m'a menancée de jeter un sort à mes casseroles. Will Thisbee m'a souhaité de flamber en enfer, comme mes cerises "Jubilé". Puis Thompson Stubbins a commencé à pester contre moi et il a fallu que Dawsey et Eben s'y mettent à deux pour m'entraîner en lieu sûr.

    Eben m'a appelée le lendemain pour s'excuser de leurs mauvaises manières. Il m'a demandé de me rappeler que la plupart des membres du Cercle se rendaient aux réunions juste après avoir dîné d'une soupe de navets (sans os à moelle), ou de patates à demi cuites dans un plat  à four (ne disposant d'aucune graisse pour les frire). Il en a appelé à ma tolérance et m'a prié de leur pardonner.

    C'était au-dessus de mes forces. Ils m'avaient insultée. Il n'y avait aucun véritable amoureux de la littérature parmi eux. De la pure poésie dans une casserole, voilà ce que je leur offrais. Je crois qu'ils s'ennuyaient tellement avec ce couvre-feu et les autres lois nazies que ce cercle n'était qu'un prétexte pour passer une soirée dehors. Ils ont choisi la lecture comme ils auraient pu choisir autre chose.

    Je veux que votre article rétablisse la vérité sur ces gens. Ils n'auraient jamais ouvert un seul livre si Guernesey n'avait pas été occupée. Je pèse mes mots, vous pouvez me citer.

    Je m'appelle Clara S-A-U-S-S-E-Y. Trois s en tout.

    Clara Saussey (Mrs)

    Mary Ann SHAFFER & Annie BARROWS, Le Cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates, 2008.

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  • Un Noël de princes (K. MAZETTI)

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    C'est d'abord un titre incongru.

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    Et puis une collection que j'adore : Babel, dont j'aime le velouté des couvertures et leurs illustrations.

    "Désirée se rend régulièrement sur la tombe de son mari, qui a eu le mauvais goût de mourir trop jeune. Bibliothécaire et citadine, elle vit dans un appartement tout blanc, très tendance, rempli de livres. Au cimetière, elle croise souvent le mec de la tombe d'à côté, dont l'apparence l'agace autant que le tape-à-l'œil de la stèle qu'il fleurit assidûment. Depuis le décès de sa mère, Benny vit seul à la ferme familiale avec ses vingt-quatre vaches laitières. Il s'en sort comme il peut, avec son bon sens paysan et une sacrée dose d'autodérision. Chaque fois qu'il la rencontre, il est exaspéré par sa voisine de cimetière, son bonnet de feutre et son petit carnet de poésie. Un jour pourtant, un sourire éclate simultanément sur leurs lèvres et ils en restent tous deux éblouis... C'est le début d'une passion dévorante. C'est avec un romantisme ébouriffant et un humour décapant que ce roman d'amour tendre et débridé pose la très sérieuse question du choc des cultures."

    Un vrai livre de vacances que ce Mec de la tombe d'à côté. Drôle, léger, soulignant avec finesse la difficulté d'établir une relation avec quelqu'un que tout sépare de vous mais qui cependant vous attire furieusement, il se dévore. La narration en alternance, tantôt Désirée tantôt Benny apporte encore plus de saveur au récit et l'on se surprend à compter les pages et regretter que cela se termine aussi vite. Et aussi... incorrectement.

    Et puis on se prend à réfléchir, revenir sur ce qu'on a lu et l'on s'aperçoit alors que, sous ses allures de chick'litt' estivales, ce roman pose de vraies questions et soulève de vrais problèmes : la difficulté de ne faire qu'un, le besoin de faire l'autre à son image ou, du moins, conforme à ses propres aspirations, l'impossibilité du renoncement à ce que l'on croit être soi, et alors, alors Le Mec de la tombe d'à côté devient un de ces livres doux-amers sur le couple et ses possibilités, ou plutôt, ses impossibilités. Et ça, cela parle à tout le monde...

    UN NOËL DE PRINCES

    Et alors j'ai jeté l'éponge, je l'ai appelé et j'ai demandé si je pouvais fêter Noël avec lui. Il a simplement dit oui sans réfléchir, je crois que nous avons été surpris tous les deux. J'ai raccroché, puis j'ai pleuré un peu et j'ai pensé à une portière de train mal refermée qui bat dans le noir.

    Le lendemain il est venu me chercher et nous avons fait un tour de shopping parmi la foule à Domus. Märta m'avait prêté un vieil exemplaire tout graisseux du Livre de cuisine des princesses, et j'ai acheté les ingrédients pour Caramels mous première méthode, Merveilles, Travers de porc farci (fausse oie) et Harengs à la russe. J'avais quelques autres projets en tête mais j'ai abandonné face à la pénurie dans les rayons de cendre de potasse, de moût de bière ou de lait entier cru. Benny était très enthousiaste pour Fromage de tête sous presse, mais la recette exigeait une tête de porc entière ce qui l'a fait abandonner et jeter son dévolu plutôit sur Hachis de mou. Il a prétendu qu'il pouvait  sans problème trouver de la fressure de veau (poumons et coeur). Alors que je cherchais en vain ma cendre de potasse au rayons Epices parmi toutes les variantes exotiques de chutney, Benny se sauva et revint avec un sac qu'il ne voulait pas ouvrir. Ensuite nous sommes rentrés à Rönnegarden.

    Nous avons allumé le néon de la cuisine, noué des torchons sur la tête et autour de la taille, posé le Livre de cuisine des princesses ouvert contre la télé et mis la main à la pâte.

    Caramels mous première méthode s'est bien passé. Nous avions évidemment oublié d'acheter les petits moules indispensables, mais Benny se passionna tout de suite pour la fabrication de moules plissés en papier sulfurisé d'après la description dans le livre. Nous versâmes la préparation dans ses petits chefs-d'oeuvre froissés, très satisfaits de nous-mêmes. Les Merveilles allaient moins bien. "Si vous travaillez trop la pâte, les merveilles gonfleront moins vite !" cita Benny avec sévérité, et il régla un minuteur sur deux minutes.

    Jusque là tout allait bien, mais quand vint l'étape de les tordre sur elles-mêmes par une incision dans la longueur puis de faire un noeud, on allait tout droit au casse-pipe.

    - File-moi une princesse et je vais te la tordre sur elle-même par une incision dans la longueur et y faire un noeud ! grommela Benny.

    Entre-temps, je luttai avec Travers de porc farci (fausse oie) et râlai sur la ficelle de cuisine et les aiguilles à trousser. Pour tout dire, nous sommes devenus de plus en plus flous et enclins aux raccourcis dans la préparation parce que nous n'avons pas cessé de picoler du vin chaud. Nous avons aussi eu une discussion animée pour savoir qui était faux, le pauvre travers de porc qui essayait de se faire passer pour une oie ou la pauvre oie qui n'avait jamais demandé à ce qu'on la mêle à tout ça. J'ai pris le parti du travers du porc et Benny celui de l'oie.

    Le Hareng à la russe fut très beau, un peu comme une oeuvre de jeunesse de Niki de Saint Phalle, celle qui faisait cuire du plâtre farci de couleurs et tirait dessus à la carabine pour créer de l'art.

    A onze heures et demi du soir, la cuisine se trouvait dans le même état que l'étable - mais ça sentait meilleur, dit Benny, et il s'endormit sur la banquette. Je nettoyai de mon mieux tout en sentant avec une satisfaction certaine des générations de ménagères épuisées se ranger derrière moi.

    Ensuite je le traînais au lit. Il était complètement soûl ! Je sais, moi aussi j'étais soûle, ça ternit peut-être légèrement l'image de la ménagère épuisée. Il se réveilla et geignit un peu quand il m'échappa des mains dans l'escalier, mais ensuite il se rendormit tranquillement. Je m'écroulai à côté de lui et fixai avec le sérieux de l'ivrogne ses papiers peints fleuris, je sentis même une tendresse sentimentale pour les rideaux en robe de gala.

    Katarina MAZETTI, Le Mec de la tombe d'à côté, 1998.

    Mon doudou, mon chéri
    Mon amour
    Mon amant, mon mari
    Mon toujours
    Des mots si doux
    Mais qui m'effraient parfois
    Je ne t'appartiens pas
    Des mots si chauds
    Mais à la fois si froids
    Je n'appartiens qu'à moi

    Jean-Jacques GOLDMAN, "Appartenir", 1987.

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  • Apocalypse now (J. GLASS)

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    Il y a des romans qui sont aussi appétissants à l'extérieur qu'à l'intérieur.

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    "Pâtissière à Greenwich Village, Greenie se consacre tout entière à son jeune fils et à sa passion, la cuisine, tandis que son mari semble plongé dans la mélancolie. Quant à son ami Walter, il panse ses peines de coeur. De passage à New York, le gouverneur du Nouveau-Mexique, conquis par le gâteau à la noix de coco de Greenie, lui propose de devenir chef cuisinier de sa résidence. Par ambition autant que par désespoir, elle accepte et part vers l'Ouest avec leur fils en abandonnant son mari. Leur vie va être bouleversée par ce départ précipité, qui provoquera une série d'événements échappant à tout contrôle."

    764 pages. On peut parler ici de "pavé". Et pourtant... Nulle lourdeur, nulle pesanteur, nulle indigestion à la lecture de ce roman qui déroule son fil, ou plutôt ses fils à travers les itinéraires de plusieurs personnages aussi attachants et différents les uns des autres. Il y a d'abord Greenie, la pâtissière géniale, mère d'un garçonnet de quatre ans non moins génial, mais mariée à un psy avec lequel elle a désormais l'impression de tourner en rond. Puis Walter, l'ami-voisin-confident de Greenie, restaurateur et coeur d'artichaut. Saga, mal remise d'un accident qui lui a laissé des séquelles neurologiques. Et puis plein d'autres, qui gravitent autour des premiers.

    Quand Ray McRae la contacte un jour, après avoir goûté son fabuleux gâteau à la noix de coco, Greenie croit d'abord à une blague : devenir la chef-pâtissière du gouverneur du Nouveau-Mexique et partir vivre à Santa-Fé, elle qui vit à New York et tient une pâtisserie en vogue ? Pourtant, encouragée par Walter et lassée de sa vie de couple, c'est ce qu'elle va faire. Et la voilà débarquant au pays des cow boys avec son fils Georges, ravi de cette nouvelle vie.

    Cependant, la vie va continuer à New York. Alan, le mari esseulé va entamer un processus de réflexion sur lui-même, Walter va faire venir son neveu californien, Saga va rencontrer tout ce petit monde de Bank Street, libraire, avocat, homme d'affaires... et tous vont se croiser, s'entrecroiser, voire s'entremêler...

    Raconté comme ça, vous pouvez avoir l'impression que je vous ressers un énième Anna GAVALDA ou une suite new yorkaise des Chroniques de San Francisco. Rien de tout cela pourtant. Car la plume de Julia GLASS n'a pas son pareil pour brosser avec délicatesse de portraits qui vont droit au coeur. Elle sait souligner le petit détail qui fait que nous reconnaissons chacun de ses personnages comme si nous l'avions connu depuis toujours. Elle les dissèque avec une précision redoutable mais néanmoins beaucoup d'humanité et la magie de la chose, c'est qu'arrivé aux dernières pages du livre, on s'aperçoit que tous ont connu une révolution (dans le sens étymologique : changement, innovation qui bouleverse l'ordre établi de façon radicale), à l'image des ces tours jumelles qui s'effondrent au cours des derniers chapitres, et que nous les avons accompagnés.

    Il est bien sûr question de cuisine dans ce roman, de pâtisserie - je vous recommande le gâteau de mariage de Ray (quatre parfums - vanille, sirop d'érable, orange et noix de coco - répartis presqu'au hasard dans les vingt-et-une couches des sept étages qui se trouvaient sous la couronne en noix de coco destinée à être conservée) - mais aussi d'amour, de blessures (Les mains d'un chef étaient pareilles à une carte, une histoire de mésaventures culinaires, parsemées de cicatrices de coupures, de piqûres, de brûlures...), de culpabilité, de concession et de résignation. C'est aussi un roman sur le passage à l'âge adulte, même s'il ne le dit pas, et sur la fin de l'innocence. Comme ne le montre pas particulièrement l'extrait suivant...

    APOCALYPSE NOW

    Walter était le propriétaire et patron tourbillonnant (non le chef : il aurait préféré mourir plutôt que de laver une laitue) d'un bistrot rétro qui servait des repas à haute teneur en cholestérol et protéines animales avec un orgueil patriarcal. Légitimement, si ce n'est modestement, nommé, Walter's Place avait de allures de salon tranformé en pub. Installé au rez-de-chaussée d'une vieille maison à deux pas de l'appartement de Greenie, il était agrémenté de deux cheminées, de nappe en tissu, d'un canapé de velours élégamment fatigué et (au diable les services d'hygiène) d'un bouledogue vagabond baptisé "le Bruce". (Comme Robert le Bruce, le roi d'Ecosse ? s'était souvent demandé Greenie sans jamais lui poser la question ; il est probable que le chien avait été appelé ainsi en hommage à quelque jeune et séduisant acteur porno pour lequel Walter nourrissait allègrement un désir sans lendemain. Il n'avait jamais été explicite quant à la nature exacte de ces désirs, se contentant de glisser çà et là quelques allusions.) Greenie n'avait pas une passion pour les plats typiquement eisenhoweriens dont la clientèle de Walter était gourmande - pour elle, la gourmandise était réservée aux desserts - , mais elle avait été ravie de décrocher le contrat. Depuis quelques années, elle voyait en Walter un allié plus qu'un client.

    Exception faire du gâteau à la noix de coco (fourré au citron et couvert d'un glaçage à la cassonade), la plupart des desserts qu'elle préparait pour Walter n'étaient ni ses meilleures recettes ni même les plus originales, mais tous étaient des modèles du genre : des desserts de braves citoyens bedonnants, du riz au lait, du pain perdu, du gâteau de vermicelle, autant de douceurs dont les Pères pèlerins et autres immigrants du temps du Mayflower auraient récupéré les prototypes pour les échanger illico contre la mousse aux sanguines, la glace à la poire ou les minuscules éclairs au chocolat de Greenie. Walter lui avait également commandé un apple pie, un cheesecake marbré aux fraises et un gâteau fourré qu'il lui avait demandé de créer exclusivement pour lui. "Sur une carte comme la mienne, tout le monde s'attend à trouver un gâteau cent pour cent chocolat, le truc mortel, tu vois, mais moi, ce que je veux, c'est une explosion de chocolat, un feu d'artifice, un volcan de chocolat !" lui avait-il dit.

    C'est ainsi que ce soir-là, après avoir couché Georges, elle était retournée jusqu'à l'aube dans le sous-sol qui abritait ses cuisines, à deux pas de chez elle, pour créer un gâteau. En principe, c'était le type même de dessert que Greenie avait en horreur, mais il incarnait une prospérité si opulente, une joie transgressive dans cet étalage de beurre, cette miraculeuse substance protéiforme aussi essentielle au chef pâtissier que le feu l'était à l'homme primitif.

    Walter avait baptisé le gâteau "Apocalypse Now". Greenie tint sa langue. A elle seule, sa dernière création doublait les quantités de chocolat qu'elle commandait tous les mois à son fournisseur. Le gâteau figurait au menu depuis à peine un mois que Walter avait parié avec elle un dîner aux langoustes qu'avant la fin de l'année le magazine Gourmet lui demanderait la recette, accroissant sa notoriété dans le monde de la gastronomie. Si tel était le cas, Greenie cèderait sans doute aux caprices d'une gloire passagère, mais pour l'heure ses affaires allaient au mieux.

    Julia GLASS, Refaire le monde, 2009.

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  • Le "medianoche américain" (G.LEROY)

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    Tous les Goncourt ne me plaisent pas. C'est même plutôt un euphémisme car rares sont ceux qui me séduisent. Était-ce le sujet (Zelda Fitzgerald) ? la quatrième de couverture ? je me suis laissé séduire par celui-ci :

    Alabama Song.jpg

    "Alabama, 1918. Quand Zelda, " Belle du Sud ", rencontre le lieutenant Scott Fitzgerald, sa vie prend un tournant décisif. Lui s'est juré de devenir écrivain : le succès retentissant de son premier roman lui donne raison. Le couple devient la coqueluche du Tout - New York. Mais Scott et Zelda ne sont encore que des enfants : propulsés dans le feu de la vie mondaine, ils ne tardent pas à se brûler les ailes... Gilles Leroy s'est glissé dans la peau de Zelda, au plus près de ses joies et de ses peines. Pour peindre avec une sensibilité rare le destin de celle qui, cannibalisée par son mari écrivain, dut lutter corps et âme pour exister... Mêlant éléments biographiques et imaginaires, Gilles Leroy signe ici son grand " roman américain "."

    Quel titre merveilleusement choisi ! Car effectivement, ce roman est un chant, une mélodie envoûtante, une mélopée désespérée. C'est l'histoire d'une femme excessive en tout et qui s'est brûlée les ailes. C'est aussi l'histoire de la compagne d'un artiste qui l'a vampirisée et l'a laissé exsangue. C'est enfin le drame d'une artiste qui n'est pas parvenue à faire entendre sa voix.

    Gilles LEROY a remarquablement rendu tout cela, jouant avec le rythme des mots de manière hors-pair, nous rendant cette Zelda si volatile et si proche, si insouciante et si tragique. Alternant les moments du récit, de la petite ville de sa jeunesse à l'asile où elle périt brûlée vive, la narration avance par vagues successives, toujours plus fort, toujours plus loin, tentant de cerner au mieux ce personnage à la fois étrange et énigmatique, si sincère et si déroutant. En témoigne l'extrait suivant :

    "Médianoche américain"

    Je n'ai jamais été une maîtresse de maison ni une femme au foyer. Je laisse ça aux bonnes femmes. Je n'ai jamais su organiser un dîner, encore moins cuire un oeuf. La vaisselle, la lessive, nada. En fait, il n'y avait rien à tenir, ni maison, ni ménage, ni buanderie car nous ne possédons rien. On déménage tout le temps d'hôtels en meublés. Ne rien posséder nous ruine. L'idée d'acheter une paire de draps ne nous a pas effleurés, par exemple. Quant à broder une paire de draps ou rien qu'un mouchoir, comme font les bonnes femmes, vous imaginez, professeur. J'aimais cette vie, ce tourbillon. Scott disait ça à ses amis : "J'ai épousé une tornade." Vous ne pouvez pas savoir, professeur, la violence des orages en Alabama. Je suis comme le ciel de mon pays. Je change en une minute. L'ironie du sort est de finir clouée dans une chambre d'hôtel, réduite à n'être plus qu'une femme-tronc, une tête qui sort de la camisole.

    Je n'ai jamais, je dis bien jamais, préparé à manger à ma fille.

    Je n'ai jamais su donner un ordre cohérent à un domestique, une nounou, une cuisinière.

    De toute façon, je n'ai jamais aimé manger. Longtemps, je me suis nourrie à minuit d'une salade d'épinards et de champagne. A Paris, certaines ont essayé de m'imiter, le "médianoche américain", elles appelaient ça. Elles tombaient dans les pommes au bout de deux jours.

    Mon corps extrême n'a besoin d'aucun combustible.

    L'anorexie ? Quoi encore ? Entre l'asthme et l'eczéma, vous ne trouvez pas qu'on m'a affublée d'assez de tares comme ça sans aller en chercher une nouvelle ? Oui, j'ai perdu huit kilos, parce que je danse cinq heures par jours et qu'après je suis si fatiguée que je ne peux rien avaler de solide. [...] L'alcool ? Quoi l'alcool ? Je sais que je suis arrivée saoûle, parce que sans ce litre de vin je n'aurais pas eu le courage ou l'indécence de monter dans le taxi. Ne vous inquiétez pas pour l'alcool. Quand j'aurai repris ma danse, il n'en sera plus question. [...]

    Lui, l'aviateur, il me faisait manger. Avec trois fois rien, deux pommes de pin, trois sarments de vigne, il faisait un feu sur la plage et nous mangions les poissons pêchés du matin, les tomates gorgées de soleil et de sucre, et des pêches, des abricots. Avec les fleurs de courgette il faisait des beignets délicats et légers comme l'air - la cuisine de mon enfance, si grasse, si grossière, était une insulte au goût et au corps.

    L'aviateur, un jour qu'il faisait la vaisselle dans notre bungalow, il s'est tourné vers moi avec un large sourire et ses yeux pétillaient : "Ôte-moi d'un doute. Tu es bien une femme, n'est-ce pas ?"

    Gilles LEROY, Alabama Song, 2007.

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  • Naissance d'une cuisinière (L. ESQUIVEL)

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    Ça, ça s'appelle être au coeur de l'actualité ! En plein Salon du Livre 2009 spécial Mexique, voici un livre qui ne saurait que vous enchanter. C'est d'abord un film que je me souviens avoir vu il y a longtemps : Les Epices de la passion.

    Chocolat amer.jpg

    Mais je crois que ce que j'avais préféré alors, c'était le titre original : Como agua para chocolate. Tout y était :

    "Dans le Mexique du début du siècle, en pleine tempête révolutionnaire, Tita, éperdument éprise de Pedro, brave les interdits pour vivre une impossible passion. À cette intrigue empruntée à la littérature sentimentale, Laura Esquivel mêle des recettes de cuisine. Car Tita possède d'étranges talents culinaires : ses cailles aux pétales de roses ont un effet aphrodisiaque, ses gâteaux un pouvoir destructeur. L'amour de la vie est exalté dans ces pages d'un style joyeux et tendre, dont le réalisme magique renvoie aux grandes oeuvres de la littérature latino-américaine."

    Et lire ce roman fut un vrai bonheur, pour les papilles autant que pour l'esprit. Le fil conducteur, c'est Tita, sacrifiée sur l'autel de la tradition familiale : "tu ne te marieras jamais car tu dois t'occuper de ta mère jusqu'à la fin de sa vie". Quand de surcroît la mère est une espèce de vieille peau imbuvable, mauvaise et antipathique, la perspective ets joyeuse ! Mais le roman de Laura ESQUIVEL est tout sauf triste. Ou disons plutôt qu'il sait transformer les larmes en autre chose - je ne dirai pas de la joie - et ainsi transfigurer le monde.

    Chocolat amer a des aspects typiquement latino-américains dans cette manière d'aborder les choses avec lucidité et fantaisie à la fois. tradition et modernité se mêlent, comme réalité et onirisme. La loufoquerie baroque est partout, tous sont excessifs mais en même, si vrais dans leur essence même. Et puis, toujours présente, cette poésie du quotidien qui transfigure les choses les plus banales. Vous l'aurez compris, ce roman est à lire, à apprécier, à déguster.

    Il s'organise en douze chapitres qui sont autant de recettes déclinées au fil du texte, depuis les tortas (petits pains pour Noël) à l'oignon et au chorizo jusqu'aux piments aux noix, en passant par les cailles aux pétales de rose du mois de mars, aux effets dévastateurs...

    Comment tout cela a-t-il commencé ? Eh bien par la naissance de Tita, l'héroïne. Voici donc :

    NAISSANCE D'UNE CUISINIERE

    On raconte que Tita était tellement sensible que, dans le ventre de mon arrière-grand-mère, elle pleurait quand celle-ci hachait des oignons. Elle pleurait si fort que Nacha, la cuisinière à moitié sourde de la maison, n'avait pas à tendre l'oreille pour l'entendre. Un jour, à force de hoqueter, elle déclencha l'accouchement. Mon arrière-grand-mère n'eut pas le temps de dire ouf ! Tita arrivait dans ce bas monde avant l'heure, sur la table de la cuisine, dans les odeurs d'une soupe au vermicelle, du thym, du laurier, de la coriandre, de lait bouilli, de l'ail et de l'oignon. Vous devinez que la traditionnelle tape sur les fesses fut inutile. Tita était née en pleurant. Peut-être se doutait-elle que son sort était fixé, que, dans cette vie, le mariage lui serait refusé. Voilà comment Nacha racontait l'irruption de Tita sur terre : elle fut projetée dans un torrent de larmes formidable qui inonda le sol de la cuisine.

    L'après-midi, la frayeur était passée et l'eau évaporée par les rayons du soleil. Nacha ramassa le résidu des larmes sur le carrelage rouge. Avec ce sel, elle remplit un sac de cinq kilos qu'on utilisa longtemps pour cuisiner.

    Cet accouchement peu ordinaire explique l'amour de Tita pour la cuisine.

    Laura ESQUIVEL, Chocolat amer, 1989.

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  • Sandwich et papier aluminium (O. ADAM)

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    Cela a d'abord été une chanson persistante qui vous entre dans la tête et ne vous lâche pas.

    Puis un film dont on se souvient longtemps après l'avoir vu.

    Je vais bien, ne t'en fais pas.jpg

    C'est enfin un livre que j'ai découvert, après avoir longtemps tourné autour:

    "Une autre lettre de Loïc. Elles sont rares. Quelques phrases griffonnées sur un papier. Il va bien. Il n'a pas pardonné. Il ne rentrera pas. Il l'aime. Rien d'autre. Rien sur son départ précipité. Deux ans déjà qu'il est parti. Peu après que Claire a obtenu son bac. A son retour de vacances, il n'était plus là. Son frère avait disparu, sans raison. Sans un mot d'explication. Claire croit du bout des lèvres à une dispute entre Loïc et son père. Demain, elle quittera son poste de caissière au supermarché et se rendra à Portbail. C'est de là-bas que la lettre a été postée. Claire dispose d'une semaine de congé pour retrouver Loïc. Lui parler. Comprendre."

    Parce que pour l'avouer tout net, Olivier ADAM, ça me faisait un peu peur. Trop de noirceur, trop de pesanteur. Plusieurs fois j'ai ouvert Des Vents contraires pour le refermer, par peur de ce que j'allais y trouver. C'est Clarabel, je crois, qui m'a suggéré de commencer par Je vais bien, ne t'en fais pas. Bonne idée. Sage idée. Car j'ai été immédiatement happée par l'histoire (que je connaissais pourtant) et surtout par l'écriture.

    Quelque chose d'indescriptible, une parole qui semble couler de source tant elle est proche de la nôtre et du quotidien. Les mots d'Olivier ADAM sont ceux du quotidien, du fil des jours, mais il a l'art de faire surgir le petit fait, le "petit rien" cher à Gainsbourg ( "Rien c'est bien mieux C'est bien mieux que tout") au coeur d'une parole qui file parfois à perdre haleine, jusqu'à l'essoufflement. Les mots d'Olivier ADAM nous touchent, parce qu'ils sont les nôtres ou ceux de gens que nous connaissons, forcément.

    "Si je choisis d'écrire sur un certain type de personnages, c'est parce qu'ils me touchent, expliquait-il à Stéphanie JANICOT dans la magazine MUZE. Et s'ils me touchent, c'est parce qu'ils sont fragiles, mal armés et livrés et aux vents contraires." C'est exactement le cas de Claire, perdue sans son frère, perdue dans sa vie et désorientée. Fragile comme la flamme d"une bougie, elle continue cependant de se consumer et brille, vaille que vaille. jusqu'à ce que...

    SANDWICH ET PAPIER ALUMINIUM

    Paul ouvre la porte du garage. Il fait encore frais, le soleil est pâle et une odeur de feuilles brûlées, de brume de septembre en banlieue se fait sentir. La Clio vert bouteille se fait un peu prier. Paul la laisse immobile, moteur allumé, sur le trottoir. Il referme la porte qui grince, et rejoint Irène, dans la cuisine, où un petit poste de radio diffuse les informations. Irène enroule les sandwichs dans du papier d'aluminium, les place dans un sac plastique. Elle y ajoute deux nectarines, une bouteille d'eau, un paquet de galettes Saint-Michel. Elle tend le sac à Paul, qui le pose près de lui, sur la table blanche. Il prend Irène dans ses bras. Ils se serrent sans rien dire, se regardent doucement. Paul essuie d'un doigt léger une larme sur le visage d'Irène, puis il sort de la pièce, choisit dans le salon une cassette de Brel, le seul chanteur, avec Barbara, pour lequel Loïc, Claire, Irène et lui entretiennent une commune passion. Plus que ses chansons encore, Loïc aimait l'entendre parler. Il avait ainsi une dizaine de cassettes d'entretiens. Paul a parfois tenté d'y trouver une réponse au départ de son fils. Il y en avait trop, et aucune ne semblait décisive. Ou toutes l'étaient...

    Paul a fait un signe à Irène. A ce soir. Surtout, sois prudent. La Clio s'est éloignée. Irène est rentrée dans la maison, s'est préparée un café. Elle estrestée longtemps les deux mains collées au bol fumant, à regarder par la fenêtre où le vert des feuillage était chahuté par la pluie. Paul a roulé sans vraiment s'en rendre compte, le regard dans le vague, les gestes machinaux.

    Olivier ADAM, Je vais bien, ne t'en fais pas, 1999.

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  • Magie de l'oeuf à la coque (M. AGUS)

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    De Milena AGUS, j'avais, comme nombre de personnes, aimé son Mal de Pierres. J'avais apprécié, dans ce court roman, son art de la chute, caractéristique habituelle de la nouvelle. Ici, c'est presque l'inverse qui se produit, avec Mon Voisin :

    Mon voisin.jpg

    "Glisser dans la baignoire en changeant le rideau de douche, faire croire à un accident, confier le petit à une famille normale... Pour se délester de la pesanteur de la vie, elle s'amuse à imaginer le suicide parfait. Mais le jour où le voisin entre dans sa vie, son regard sur le monde change. Dans un Cagliari écrasé de soleil, Milena Agus met en scène des personnages hors normes, enfants en mal d'amour, adultes en quête d'un peu de douceur."

    Pas de chute spectaculaire, un lent récit, presqu'un conte, de cinquante-et-une pages. On se laisse gagner peu à peu par la langueur de cet été sarde, par la nonchalance de l'héroïne et ses idées fantasques, par ce réseau de liens qui peu à peu va se tisser entre les êtres en mal de compréhension : la mère qui ne se sent pas à la hauteur, l'enfant qui n'appartient pas vraiment au monde, le voisin qui émerge peu à peu, son fils qu'il ne comprend pas.

    C'est très doux, ça pourrait être terrible, c'est juste mélancolique et tendre, réaliste et poétique à la fois. Et puis quel joli titre de collection que ce"piccolo" de Liana Levi...

    MAGIE DE L'OEUF A LA COQUE

    Un jour, le fils du voisin, elle le retrouva dans sa cuisine pendant qu'elle préparait la bouillie du petit. Il avait escaladé le mur, et il était entré. Alors, pour être gentille et lui offrir quelque chose, elle lui fit un oeuf à la coque.

    "Pense à la magie de tenir un oeuf entre tes mains, et de lui enlever son chapeau", disait-elle en le regardant, les bras croisés sur la table, le menton appuyé sur sa main.

    "Pourquoi tu ne m'as pas fait un oeuf frit ?

    - Il n'y a aucune magie dans un oeuf frit.

    - Seulement dans un oeuf à la coque ?"

    Milena AGUS, Mon Voisin, 2008.

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  • De la virginité des olives et autres pâtés de crabe(E. GEORGE)

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    Peu d'auteurs me donnent envie de foncer à la librairie dès la sortie de leur dernier ouvrage. La plupart du temps, l'offre littéraire est tellement large et variée que je trouve toujours de quoi attendre la sortie en poche. Sauf pour Elizabeth GEORGE. Sitôt paru, il me le FAUT ! Ou presque, si l'on admet que Le Rouge du péché est sorti en octobre et que je ne l'ai lu qu'en décembre, Noël oblige...

    J'avais déjà eu l'occasion de parler d'elle dans cette rubrique de "Littérature gourmande" : j'avais alors évoqué le breakfast chez Thomas Lynley, dans son premier roman, Enquête dans le brouillard. Un choc, une révélation. Depuis, je n'ai eu de cesse de suivre ses personnages, à la manière de vieux amis dont on se demande "ce qu'ils deviennent". Or la dernière fois que je les avais laissés, ils étaient bien mal en point. Bien sûr, je me doutais que leur vie littéraire continuerait, à la manière de la vraie vie, malgré tout, enverset contre tout, mais j'étais aussi impatiente de le savoir que je l'appréhendais. Je corrige ici ce que j'ai dit précédemment : je ne lis pas TOUS les Elizabeth GEORGE car j'ai fait l'impasse sur le précédent, Anatomie d'un crime, roman social et non plus policier même s'il complétait tous les autres...

    Le Rouge du péché.jpg

    "Inconsolable trois mois après le meurtre de son épouse, Thomas Lynley erre le long des côtes de Cornouailles, loin de l'absurdité du monde. Lorsqu'il découvre le cadavre d'un jeune grimpeur au pied des falaises, son retour à la réalité est brutal. Chargée de l'enquête, l'inspecteur Bea Hannaford renonce vite à considérer comme suspect le vagabond aux vêtements crasseux qui présente des papiers au nom de Thomas Lynley.

    En manque d'effectifs, elle le met à contribution : il est certes un témoin, mais, une fois son identité vérifiée, elle ne doute pas que son expérience de commissaire au Yard pourra s'avérer utile. Dans ce pays sauvage de falaises et de mer démontée, Lynley participe à contrecœur aux investigations mais reprend pied peu à peu. Il retrouve son éternelle partenaire, Barbara Havers, que Londres a dépêchée sur place autant pour collaborer à l'enquête que pour mener à bien une mission délicate : récupérer Lynley.

    Après le succès d'Anatomie d'un crime, son grand roman social, Elizabeth George renoue avec son art consommé du suspense et tisse une intrigue d'une incroyable densité, multipliant les fausses pistes et les faux coupables. Un roman magistral qui, après trois ans d'absence, marque le retour tant attendu de Thomas Lynley et Barbara Havers."

    Le rendez-vous a été à la hauteur de mes espérances : j'y ai retrouvé tout ce que j'aimais dans Elizabeth GEORGE, tout ce qui faisait que c'était davantage qu'un simple roman policier. La sensibilité, la délicatesse, la pudeur, le retenue et le non-dit dans l'expression des sentiments, associés à une intrigue menée encore une fois avec subtilité et brio, ce fut un vrai bonheur ! Alors, en amuse-bouche, je vous propose un extrait qui se contentera de vous mettre l'eau à la bouche, sans rien dévoiler de l'histoire... Voici donc :

    DE LA VIRGINITE DES OLIVES ET AUTRES PÂTES DE CRABE

    La cuisine donnait sur un petit jardin avec un carré de pelouse bordé d'impeccables parterres de fleurs, au centre duquel poussait un arbre unique.

    Un désordre impressionnant règnait dans la pièce. Le dessus de la cuisinière était constellé d'huile brûlante, un égouttoir à vaisselle disparaissait sous les bols, les moules, les cuillères en bois, une boîte d'oeufs et une cafetière à pression. Niamh Triglia s'approcha de la cuisinière et retourna les pâtés au crabe, provoquant de nouvelles éclaboussures.

    - La difficulté, expliqua-t-elle, c'est d'arriver à faire dorer la chapelure sans trop imprégner les pâtés. Sinon, vous avez l'impression de manger des frites mal cuites. Vous faites la cuisine, monsieur... C'était commissaire, je crois ?

    - Oui, dit-il. C'est bien commissaire. Pour la cuisine, ce n'est pas mon point fort.

    - C'est ma passion, avoua-t-elle. Je n'avais pas le temps de m'y adonner quand j'enseignais, aussi, dès que j'ai pris ma retraite, je m'y suis mise avec enthousiasme. Cours de cuisine au foyer municipal, émissions à la télé,  ce genre de choses. Le problème, c'est qu'après il faut bien manger tout ça.

    - Et vous n'aimez pas ça ?

    - Au contraire.

    Elle indiqua ses formes, que camouflait son tablier.

    - J'essaie d'adapter les recettes pour une personne, mais les maths n'ont jamais été mon fort, et la plupart du temps, je prépare à manger au moins pour quatre.

    - Vous vivez seule ?

    - Mmm. Oui.

    Elle utilisa le coin de sa palette pour soulever un des pâtés et déterminer son degré de cuisson.

    - Formidable, murmura-t-elle.

    Dans un placard, elle prit une assiette, qu'elle recouvrit de plusieurs couches de papier absorbant, et attrapa un ravier dans le réfrigérateur.

    - Aïoli, dit-elle en désignant le mélange. Poivron rouge, ail, citron, et ainsi de suite. Bien doser les saveurs, tel est le secret d'un bon aïoli. Ça et l'huile d'olive, naturellement. Une huile première pression à froid est indispensable.

    - Première pression à froid ? répéta Lynley, interloqué.

    - C'est de l'huile d'olive extravierge ; la plus vierge qu'on puisse trouver, si toutefois il existe des degrés dans la virginité. A vrai dire, je n'ai jamais su ce que signifiait le terme extravierge. Est-ce que les olives sont vierges ? Est-ce qu'elle sont pressées par des vierges ?

    Elle porta le bol d'aïoli jusqu'à la table et retourna vers la cuisinière, où elle entreprit de déposer les pâtés au crabe sur l'assiette tapissée d'essuie-tout. Elle les recouvrit ensuite de papier absorbant, pressant délicatement pour retirer le plus d'huile possible. Du four, elle sortit trois assiettes supplémentaires, apportant à Lynley la preuve qu'elle était incapable de cuisiner pour une seule personne. Apparemment, elle avait déjà fait cuire plus d'une douzaine de pâtés.

    - Il n'est pas indispensable de prendre du crabe frais, précisa-t-elle. On peut très bien utiliser du crabe en boîte. Dans un plat, on ne fait pas la différence. D'un autre côté, pour une salade, mieux vaut prendre du crabe frais. Mais vous devez vous assurer qu'il est frais frais. Péché du jour, je veux dire.

    Elle disposa les assiettes sur la table et dit à Lynley de s'asseoir. Elle espérait, dit-elle, qu'il se laisserait tenter. Autrement, elle craignait de devoir tout manger, ses voisins n'étant pas aussi sensibles à ses talents culinaires qu'elle l'aurait voulu.

    Elizabeth GEORGE, Le Rouge du péché, 2008.

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  • Préparatifs de Noël : dinde et conjugaison

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    Parce que ce texte m'a paru de circonstance... Voici donc :

    DINDE ET CONJUGAISON

    Quand, à l’horizon du cours de français, se lève pour la première fois, nuage lourd de menaces, le participe passé conjugué avec l’auxiliaire « avoir », l’enfant comprend que ses belles années sont à jamais enfuies et que sa vie sera désormais un combat féroce et déloyal des éléments acharnés à sa perte.

    L’apparition, dans une phrase que l’on croyait innocente, du perfide participe passé déclenche, chez l’adulte le plus coriace, une épouvante que le fil des ans n’atténuera pas. Et, bien sûr, persuadé d'avance de son indignité et de l’inutilité du combat, l’infortuné  qu’un implacable destin fit naître sur une terre francophone perd ses moyens et commet la faute. A tous les coups […]

    Pourtant, s’il est une règle où l'on ne peut guère reprocher à la grammaire de pécher contre la logique et la clarté, c’est bien celle-là. […] Quoi de plus lumineux ? Prenons un exemple : «  J’ai mangé la dinde. » Le complément d’objet direct « la dinde » est placé après le verbe. Quand nous lisons « j’ai mangé », jusque-là nous ne savons pas ce que ce type a mangé, ni même s’il a l’intention de nous faire part de ce qu’il a mangé.Il a mangé, un point c’est tout ! La phrase pourrait s’arrêter là. Donc, nous n’accordons pas « mangé », et avec quoi diable l’accorderions-nous ? Mais voilà ensuite qu’il précise « la dinde ». Il a, ce faisant, introduit un complément d’objet direct. Il a mangé QUOI ? La dinde. Nous en sommes bien contents pour lui, mais ce renseignement arrive trop tard. Cette dinde, toute chargée de féminité qu'elle soit, ne peut plus influencer notre verbe « avoir mangé », qui demeure imperturbable. Notre gourmand eût-il dévoré tout un troupeau de dindes qu’il en irait de même : « mangé » resterait stoïquement le verbe « manger » conjugué au passé composé. Maintenant, si ce quidam écrit « La dinde ? Je l’ai mangée » ou « La dinde que j ’ai mangée », alors là, il commence par nous présenter cette sacrée dinde. Avant même d’apprendre ce qu’il a bien pu lui faire, à la dinde, nous savons qu’il s’agit d’une dinde. Nous ne pouvons pas nous dérober. Nous devons accorder, hé oui. « Mangée » est lié à la dinde (c’est-à-dire à « l » ou à « que », qui sont les représentants attitrés de la dinde) par-dessus le verbe, par un lien solide qui fait que « mangée » n’est plus seulement un élément du verbe « manger » conjugué au passé composé, mais également une espèce d’attribut de la dinde. Comme si nous disions « La dinde EST mangée ».

    François CAVANNA, Mignonne, allons voir si la rose..., 1997.

    Merci à Geneviève, qui m'a fait découvrir ce texte.

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  • Une glace vanille fraise (C. SCHNECK)

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    A priori étaient réunis tous les ingrédients qui me plaisaient : un récit sur l'enfance heureuse, une nostalgie qui ressurgit, une auteur au joli prénom :

    Val de Grâce.jpg

    "Est-ce qu'on me pardonnera d'avoir été aimée à ce point ? se demande la narratrice. Est-ce qu'on lui pardonnera la chance inouïe d'avoir passé les vingt-trois premières années de sa vie au « Val de Grâce » ?
    Comment oublier 200 mètres carrés dans un immeuble haussmanien, rue du Val de Grâce, au coeur de la capitale ? Comment oublier les odeurs, le toucher d'un appartement dont on connaît le moindre recoin, la moindre éraflure ? Les nombreux meubles, l'accumulation des objets, l'originalité des décors, le papier doré et argenté des murs ? Comment oublier l'enfance heureuse, préservée, qui donne droit à tout : aux confiseries et à la boulangerie à compte ouvert ; à la patience de Madame Jacqueline ; aux rêves de princesse de contes de fées ?
    Au Val de Grâce, tout devient beau, tout y est magique. Tout paraît éternel. Les enfants ne voient pas le manque d'argent. L'usure, le temps qui passe. On ne leur raconte pas la douloureuse histoire familiale, les parents juifs immigrés fuyant la Shoah.
    Mais cette histoire a son terme au bout de vingt ans. La disparition de la mère sonne la dernière fête, puis la liquidation du Val de Grâce. C'est l'enfance qui s'en va, les traces des parents, les souvenirs joyeux. Chez soi, en soi, on conserve un mini Val de Grâce, de précieuses reliques. Un jour, alors que la vie est en miettes, on comprend qu'il faut liquider Val de Grâce, le faire revivre une dernière fois pour mieux refermer la porte sur le passé."

    Et pourtant, ça n'a pas vraiment marché. Je ne suis pas parvenue à entrer dans ce récit qui oscille entre rêve et réalité, qui raconte une enfance émerveillée mais inconsciente, et qui cherche à la fois à se racheter de n'avoir pas su le savourer "sur le coup" et en même temps pleure le bonheur perdu. Bien sûr, c'est un paradis que décrit Colombe Schneck, mais c'est un paradis au goût trop sucré, comme ces gâteaux de mariage meringue, avec plein de crème et des fleurettes en sucre. "Est-ce qu'on me pardonnera d'avoir été aimée à ce point ?" - en fait, on s'en fiche un peu...

    Un exemple parmi d'autres : afin de convaincre sa fille d'apprendre une poésie, ce qu'elle refuse, son père lui promet de l'emmener voir "sur place" le monstre du Loch Ness. Ils arrivent à Londres...

    UNE GLACE VANILLE FRAISE

    C'est la première fois que je prends l'avion.

    Les hôtesses portent des kilts bleu et vert. Je suis la seule fille de mon âge dans l'avion et, comme les hôtesses que j'observe avec admiration, je porte un kilt. Le mien est rouge.

    A peine étonnée que tout cela m'arrive. Je suis unique, première au concours de la fille la plus heureuse du monde. Normal que mon père s'occupe de moi de manière exceptionnelle, que nous logions dans le plus bel hôtel, que nous roulions dans la voiture la plus élégante devant Buckingham Palace au moment même où le cadet des princes, Edward, sort de chez lui.

    Il n'a que trois ans de plus que moi. l'âge idéal pour être mon prince charmant. La Rolls royale s'arrête. Le prince est suivi de son aide de camp et de son précepteur. Tous les deux en redingote et chapeau haut-de-forme. Edward est le moins formel. A douze ans, il est vêtu d'un costume en tweed vert et a noué une cravate du même écossais rouge que mon kilt. Le kilt rouge est celui du clan de son oncle préféré, lord Mountbatten.

    Il me propose une visite du palais. Mon père décline l'invitation. Nous devons prendre un autre avion pour rejoindre l'Ecosse, mais il invite le prince Edward dans notre château personnel du Val de Grâce. Arrivée enfin au bord du loch Ness, je ne me souviens que d'une chose, un brouillard très humide permet au monstre, assure mon père, de mieux se cacher.

    Heureusement, au restaurant de l'hôtel, on me sert une glace vanille fraise. J'ai encore son goût un peu douceâtre, trop de lait, dans la bouche. Le goût d'une vie trop sucrée.

    Colombe SCHNECK, Val de Grâce, 2008.

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