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Littérature gourmande - Page 5

  • Le roi du café - scène de pré-vie conjugale (L. COLWIN)

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    Il est des livres qui d'emblée vous mettent leur petite musique dans la tête. Une Vie merveilleuse est de ceux-là.

    Une Vie merveilleuse.jpg

    "Guido et Vincent sont cousins et amis d'enfance. À ces trentenaires de la bonne société new-yorkaise, nantis d'un métier qui leur plaît et d'amis souriants, il ne manque que la femme de leurs rêves pour que la vie soit merveilleuse. Ils la rencontrent au même moment, l'un en la personne de l'élégante Holly, raffinée et secrète ; l'autre, de Mitsy, descendante d'immigrés russes, la rebelle jamais rassurée. Et les ennuis commencent... Disons plutôt les inquiétudes de l'amour, maladresses et malentendus, effusions et alarmes, comme s'il fallait se faire un petit peu mal pour apprécier son bonheur, dans un monde favorisé que l'auteur de Frank et Billy, figure emblématique du Manhattan des années 1980, nous dépeint avec un humour tendre et complice."

    Ce n'est évidemment pas par hasard que j'ai utilisé ce terme que l'on a si souvent attribué à la prose de Françoise SAGAN pour évoquer Laurie COLWIN. Les deux ont en commun ce don en quelques phrases et l'air de rien de vous faire entendre les choses. N'allez cependant pas vous méprendre : les univers des deux auteurs n'ont rien de commun, si ce n'est cette manière de mettre en scène la bonne société. Les héros de Laurie COLWIN sont farouchement dans le siècle, bien plantés, seulement... ils n'embarrassent pas les autres avec leurs préoccupations matéreilles !

    J'ai aimé les personnages de Laurie COLWIN parce que, je crois, je me suis reconnue dans ces personnages de "trop bien nourris" : ils ont tout pour être heureux et cependant, ils ne parviennent jamais à se défaire d'un sentiment d'insatisfaction, de fragilité, de précarité. Et si ça ne durait pas ? Et si c'était trop beau pour être vrai ?

    La description à la fois scrupuleuse et subtile de ces états d'âme pourrait paraître ennuyeuse car nombriliste, elle est au contraire complètement passionnante. Ce roman est une bulle qui peut sembler vide à première vue mais qui est en fait pleine, complète, voire débordante de ces petits riens qui font la vie, la vie vraie, et que la plume de Laurie COLWIN a su parfaitement captés. Ainsi ce début de "vraie" relation entre Vincent, séducteur blasé, et Misty, rebelle auto-proclamée.

    LE ROI DU CAFE (scène de pré-vie conjugale)

    Pour dîner, Misty servit à Vincent un rôti à l'étouffée et des galettes de pommes de terre.

    - C'est un dîner juif pour le vendredi soir, dit-elle.

    Vincent fit preuve d'un grand appétit, mais après dîner, toute sensation de confort qui avait pu naître entre eux s'évapora. [...]

    - C'est horrible, dit-elle. Je me demande pourquoi je me donne de la peine. Tu vois comment c'est ? Tu te fais inviter à dîner et c'est complètement raté.

    - Tu veux dire le rôti et les pommes de terre ? C'était merveilleux.

    Misty le regarda tristement.

    - Tu es si bête que tu ne vois même pas où est le problème, dit-elle. Maintenant tu es là, finalement. C'est ce que tu voulais, non ? Tu es là et nous n'avons rien à nous dire. Maintenant tu sais.

    - Je sais quoi ?

    - Tu sais que tu n'as pas ta place ici. Ou peut-être que je sais que tu n'as pas ta place ici. Ça aurait été beaucoup mieux pour toi si tu avais été invité à dîner par l'une de ces filles du service relations publiques qui portent des pulls vert clair et des chemisiers roses et qui vont aux Bermudes au printemps. Tu aurais eu de la mousse de saumon, un soufflé et une longue conversation plaisante sur les gens du bureau, et tu aurais découvert que ton cousin était allé à l'école avec son cousin.

    Il fallut plusieurs minutes à Vincent pour se rendre compte que Misty ne se montrait pas sarcastique. Elle était visiblement malheureuse. [...]

    Elle se leva pour débarrasser la table. Vincent se précipita pour l'aider. Elle fit la vaisselle en silence et il l'essuya en silence, fouillant dans ses placards à la recherche des endroits où il fallait les ranger. Ils étaient debout côte à côte devant l'évier, ce qui remplissait Vincent de bonheur. Cela, pensait-il, était la vie adulte et domestique. Il le dit à Misty.

    - Quel abruti, répondit-elle.

    La vaisselle était faite, essuyée et rangée. Misty et Vincent se retrouvèrent debout dans le salon. L'atmosphère était à nouveau tendue ; la tension de l'inévitable.

    - Dommage que nous soyons aussi coincés, dit Vincent.

    - C'est une façon polie de dire que tu crois que nous devrions aller au lit ?

    - Oui, dit Vincent.

    - D'accord, dit Misty. Allons-y.

    Le lendemain matin, Misty se réveilla pour voir les fleurs de Vincent et Vincent lui-même, couché sur le côté, qui lui souriait. [...]

    - Quelle heure est-il ? grommela-t-elle.

    - Sept heures et demie, dit Vincent. Je vais maintenant te préparer une tasse de café et te l'apporter au lit. Tu ne vas pas aimer du tout, hein ?

    - Pas vraiment, dit Misty.

    - Tu mens, dit Vincent. Je parie que personne ne t'a jamais apporté ton café au lit, pas vrai ? On pense que tu n'en as pas besoin. Ce n'est pas vrai ?

    - Si, dit Misty.

    - La vie n'est pas merveilleuse ? dit Vincent. [...]

    Vincent fit un café merveilleux. C'était l'un de ses rares talents culinaires. Ce café surprit Misty. Elle appuya son dos contre les oreillers et le but lentement. C'étaient de petites choses comme cela qui vous achevaient, pensa-t-elle. Elle n'avait pas l'intention de se pencher pour embrasser Vincent sur l'épaule, mais c'est ce qu'elle fit. Cela l'énerva, alors elle avala rapidement son café, envoya les couvertures sur Vincent, et partit à grands pas prendre une douche.

    Laurie COLWIN, Une Vie merveilleuse, 1971.

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  • La vocation d'une animatrice d'émission culinaire (S. LOUBIERE)

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    Anne Darney exerce un métier de rêve : animatrice de fiches cuisine. Elle est le cordon-bleu toujours bien maquillé, bien coiffé, bien habillé, qui réalise devant les caméras de télévision des recettes plus alléchantes les unes que les autres. Univers féerique. Pour une réalité quotidienne qui l'est bien moins. Anne a quarante ans, vit seule, vient d'assister au mariage de son ex-mari et sa prochaine paternité, elle qui ne peut avoir d'enfant, et vit avec des monceaux de culpabilité et de rêves avortés.

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    "Paris. Pour fêter ses 40 ans, Anne Darney s'apprête à prendre l'avion à la recherche de son amour de jeunesse, Daniel Harlig, histoire de s'affranchir d'un souvenir qui l'obsède et aura contribué à l'échec de toutes ses relations amoureuses. Elle a décidé, plus de vingt ans après, de retrouver ce garçon américain qui lui avait fait la promesse, un jour, de venir la chercher. Mais ce qu'Anne va trouver à San Francisco ne ressemble en rien à une bluette... Pour connaître toute la vérité sur ce qui lui apparaît vite comme " l'affaire Daniel Harlig ", il lui faudra convaincre un inspecteur de police fraîchement retraité, Bill Rainbow, grand amateur de gastronomie dont la corpulence n'est pas sans évoquer celle d'Orson Welles, de reprendre du service. En échange de la confection par Anne, cuisinière émérite, d'un repas de Noël digne du Festin de Babette, Bill va accepter de reprendre cette enquête qui le mènera à une découverte stupéfiante. Ce roman policier psychologique et charnel, truffé d'hommages à Alfred Hitchcock, où les secrets intimes enfouis dans le passé se mêlent aux appétits les plus crus, est ancré totalement dans l'époque, l'action se situant essentiellement aux États-Unis en décembre 2008, en pleine récession mondiale, un mois après l'élection de Barack Obama. En bonus, la présence de fiches cuisine à la fin du roman, reprenant les plats qui composent le festin élaboré par les deux protagonistes du livre (recettes originales du chef Eric Léautey, auteur de nombreux ouvrages sur la cuisine et chef de la chaîne Cuisine.TV)."

    Idée originale que d'avoir uni littérature policière et gastronomie. Manière aussi de "rompre" les clichés en montrant que les États-Unis ne sont pas uniquement le pays du fast food, mais que de véritables gourmets s'y nichent, en témoigne le shopping gourmand d'Anne et Bill à travers San Francisco. L'intrigue policière est habilement menée, allant crescendo vers un final aussi inattendu que terrifiant.

    J'avoue avoir un peu langui dans la première partie, avec les itinéraires parallèles des deux personnages principaux, mais une fois que la "jonction" est faite, l'histoire s'emballe et est menée tambour battant, sans répit.

    En choisissant de mettre en scène des personnages aux lourds passés dont elle ne nous livre que des bribes au fil du texte, Sophie LOUBIERE sait judicieusement glisser fausses pistes et vérités vraies, dans un jeu de massacre dont on ne sort pas indemne. Et faisant de ses héros des gastronomes, elle leur donne corps et vie, dans toute leur chair.

    En témoigne ce passage sur la vocation d'Anne:

    Anne détient donc quelque chose de précieux.

    Elle recèle son propre trésor.

    Et cet amour de la cuisine ne tient qu'à elle.

    Il remonte à loin.

    Aux recettes qu'elle recopiait dans le vieux manuel de sa grand-mère aux gravures anciennes et aux calligraphies soignées, formant ses premières lettres, l'eau à la bouche. Aux soupes de cailloux improvisées dans un jardin, accroupie au-dessus d'un trou creusé dans la terre, aux salades de bonbons dégustées entre amies au cours de dînettes, au jeu de marchande offert par sa maman pour ses six ans, aux fruits et légumes en plastique coloré, aux charcuteries assorties dans lesquelles Anne plantait ses dents pour mieux en imaginer la saveur. A ces heures passées à faire son marché imaginaire, seul ou avec une copine - Valérie, toujours elle, immuable et fidèle. Les cours de travaux manuels au collège ont conforté le cordon-bleu en jupette dans ses appétences, sa grand-mère s'étant préalablement chargée de lui enseigner les bases de la cuisine traditionnelle lorraine. Tourner le cuillère à gâteau jusqu'à ce que se forme le ruban d'oeuf battu incrusté de sucre la mettait en liesse. Aucune dispute parentale ne pouvait briser l'enchantement d'un gâteau de Savoie cuisant au four dont la croûte dorée ourlait les bords du moule. Pas un claquement de porte ne pouvait ébranler la main tartinant de confiture de fraises un disque de génoise encore tiède. Et la dispute, toujours, de s'achever dans la cuisine, autour du riz au lait d'Anne chérie, cuit avec sa gousse de vanille.

    Jusqu'à l'âge de treize ans, Anne aura nourri le couple de ses parents pour le meilleur. Et le pire était venu. Une maman qui s'alimente en avalant de la nourriture liquide par un tuyau relié à son estomac aurait découragé les élans de plus d'un Loiseau. Son ex-mari n'étant guère porté sur la gastronomie, Anne s'était vite lassée de cuire des pommes de terre, saucisses et entrecôtes, renonçant à l'exécution de la sauce salade. Elle remettait les mains à la pâte à la saison des champignons dont elle faisait omelettes, gratins ou conserves et à celle de la cueillette des mirabelles qui terminaient en sorbet, tarte, confiture ou condiment, macérées dans le vinaigre. L'occasion de replonger les doigts dans l'appareil devant une caméra avait été plus que salvateur : la justification de son entêtement à ne pas mettre sa tête dans le four après avoir ouvert le robinet du gaz.

    Sophie LOUBIERE, Dans l'oeil noir du corbeau, 2009.

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  • Le "medianoche américain" (G.LEROY)

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    Tous les Goncourt ne me plaisent pas. C'est même plutôt un euphémisme car rares sont ceux qui me séduisent. Était-ce le sujet (Zelda Fitzgerald) ? la quatrième de couverture ? je me suis laissé séduire par celui-ci :

    Alabama Song.jpg

    "Alabama, 1918. Quand Zelda, " Belle du Sud ", rencontre le lieutenant Scott Fitzgerald, sa vie prend un tournant décisif. Lui s'est juré de devenir écrivain : le succès retentissant de son premier roman lui donne raison. Le couple devient la coqueluche du Tout - New York. Mais Scott et Zelda ne sont encore que des enfants : propulsés dans le feu de la vie mondaine, ils ne tardent pas à se brûler les ailes... Gilles Leroy s'est glissé dans la peau de Zelda, au plus près de ses joies et de ses peines. Pour peindre avec une sensibilité rare le destin de celle qui, cannibalisée par son mari écrivain, dut lutter corps et âme pour exister... Mêlant éléments biographiques et imaginaires, Gilles Leroy signe ici son grand " roman américain "."

    Quel titre merveilleusement choisi ! Car effectivement, ce roman est un chant, une mélodie envoûtante, une mélopée désespérée. C'est l'histoire d'une femme excessive en tout et qui s'est brûlée les ailes. C'est aussi l'histoire de la compagne d'un artiste qui l'a vampirisée et l'a laissé exsangue. C'est enfin le drame d'une artiste qui n'est pas parvenue à faire entendre sa voix.

    Gilles LEROY a remarquablement rendu tout cela, jouant avec le rythme des mots de manière hors-pair, nous rendant cette Zelda si volatile et si proche, si insouciante et si tragique. Alternant les moments du récit, de la petite ville de sa jeunesse à l'asile où elle périt brûlée vive, la narration avance par vagues successives, toujours plus fort, toujours plus loin, tentant de cerner au mieux ce personnage à la fois étrange et énigmatique, si sincère et si déroutant. En témoigne l'extrait suivant :

    "Médianoche américain"

    Je n'ai jamais été une maîtresse de maison ni une femme au foyer. Je laisse ça aux bonnes femmes. Je n'ai jamais su organiser un dîner, encore moins cuire un oeuf. La vaisselle, la lessive, nada. En fait, il n'y avait rien à tenir, ni maison, ni ménage, ni buanderie car nous ne possédons rien. On déménage tout le temps d'hôtels en meublés. Ne rien posséder nous ruine. L'idée d'acheter une paire de draps ne nous a pas effleurés, par exemple. Quant à broder une paire de draps ou rien qu'un mouchoir, comme font les bonnes femmes, vous imaginez, professeur. J'aimais cette vie, ce tourbillon. Scott disait ça à ses amis : "J'ai épousé une tornade." Vous ne pouvez pas savoir, professeur, la violence des orages en Alabama. Je suis comme le ciel de mon pays. Je change en une minute. L'ironie du sort est de finir clouée dans une chambre d'hôtel, réduite à n'être plus qu'une femme-tronc, une tête qui sort de la camisole.

    Je n'ai jamais, je dis bien jamais, préparé à manger à ma fille.

    Je n'ai jamais su donner un ordre cohérent à un domestique, une nounou, une cuisinière.

    De toute façon, je n'ai jamais aimé manger. Longtemps, je me suis nourrie à minuit d'une salade d'épinards et de champagne. A Paris, certaines ont essayé de m'imiter, le "médianoche américain", elles appelaient ça. Elles tombaient dans les pommes au bout de deux jours.

    Mon corps extrême n'a besoin d'aucun combustible.

    L'anorexie ? Quoi encore ? Entre l'asthme et l'eczéma, vous ne trouvez pas qu'on m'a affublée d'assez de tares comme ça sans aller en chercher une nouvelle ? Oui, j'ai perdu huit kilos, parce que je danse cinq heures par jours et qu'après je suis si fatiguée que je ne peux rien avaler de solide. [...] L'alcool ? Quoi l'alcool ? Je sais que je suis arrivée saoûle, parce que sans ce litre de vin je n'aurais pas eu le courage ou l'indécence de monter dans le taxi. Ne vous inquiétez pas pour l'alcool. Quand j'aurai repris ma danse, il n'en sera plus question. [...]

    Lui, l'aviateur, il me faisait manger. Avec trois fois rien, deux pommes de pin, trois sarments de vigne, il faisait un feu sur la plage et nous mangions les poissons pêchés du matin, les tomates gorgées de soleil et de sucre, et des pêches, des abricots. Avec les fleurs de courgette il faisait des beignets délicats et légers comme l'air - la cuisine de mon enfance, si grasse, si grossière, était une insulte au goût et au corps.

    L'aviateur, un jour qu'il faisait la vaisselle dans notre bungalow, il s'est tourné vers moi avec un large sourire et ses yeux pétillaient : "Ôte-moi d'un doute. Tu es bien une femme, n'est-ce pas ?"

    Gilles LEROY, Alabama Song, 2007.

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  • De l'art du fromage de chèvre (M. LETHIELLEUX)

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    C'est un joli livre frais et tonique comme sa couverture :

    Dis oui, Ninon.jpg

    " Dans ma classe, une immense dame maigre et très laide avec des cheveux courts et des gros sourcils m'a demandé de recopier le mot écrit au tableau. J'ai essayé d'imiter les traits droits comme du blé un jour sans vent, c'était très difficile, mes doigts glissaient sur la mine colorée. La dame s'est approchée et elle a dit : Mon Dieu ! J'ai dit que j'étais pas Dieu mais que si elle voulait m'appeler comme ça, pourquoi pas. Elle a répété : - Mon Dieu... Tu ne sais même pas écrire " maman " ? - Non, ça sert à rien que je l'écris puisque je dis jamais maman. - Tu... tu ne dis jamais maman ! - Non, je l'appelle Zélie parce que c'est trop mignon et en plus c'est personnel et assumé pour de vrai. La dame m'a dit de ne pas parler sur ce ton, j'ai répondu que je ne mangeais pas de poisson parce que sinon, on allait vider la mer. " Du haut de ses neuf ans, Ninon observe le monde. Un monde où les adultes ne s'aiment plus, où les mots n'ont pas de sens, où les mensonges sont rancuniers... Parce qu'elle ne le comprend pas, Ninon décide de s'en détourner et de vivre avec son père qui n'a plus rien. Rien, sauf elle. Ensemble, ils refont leur monde, construisent une maison à partir de rien, traient les chèvres, vendent sur les marchés, oublient l'école et les bonnes manières, sans se soucier des bien-pensants, ni de madame Kaffe, l'assistante sociale. Dis oui, Ninon est une histoire d'amour. Celle d'une petite fille pour son père et celle d'un homme pour la liberté."

    Pourtant, la vie n'est pas très rose pour Ninon et sa soeur Agathe. Des parents qui se séparent, un père écolo pur et dur qui ne veut rien céder à ses principes (pas d'électricité, ni d'eau chaude, les chèvres dans la maison), une mère qui qui n'apprécie pas de voir revenir sa fille avec la teigne (les mêmes plaques que le chat), les services sociaux, une petite fille asociale, nous sommes loin du conte de fées. Et le filtre de narration à travers la bouche de Ninon ne rend que plus poignant certains moments. C'est l'histoire de la vie d'une petite fille qui voudrait qu'on l'aime, même si elle dit ressembler à une guenon, qui veut devenir musicienne même si on lui dit qu'elle chante faux, qui connaît des moments de bonheur intense avec la nature mais qui se révèle souvent inadaptée à la vie tout court. Princesse en dedans, souillon dehors. Une drôle de cendrillon. Mais qui maîtrise la technique du fromage de chèvre...

    DE L'ART DU FROMAGE DE CHEVRE

    Fred a installé le coin cuisine : une grande bassine pour laver la vaisselle, une gazinière en équilibre sur des parpaings, deux bidons d'eau et le garde-manger. Dans le prolongement, on a installé la fromagerie, c'est là que je l'aide à mouler. Je suis une très bonne fromagère, j'ai compris l'art de la louche bien mieux queZélie ou tous les adultes que je connais. Je ne connais pas le dosage dela présure pour rendre le lait tout dur, alors je ne prépare pas le caillé. Moi, je moule, je retourne, je sale, j'empaquette, je vends, je fais plein de trucs nécessaires pour s'en sortir.

    J'adore mouler. Délicatement, j'enfonce ma louche en métal dans le caillé, je commence par les côtés de la bassine et je reviens vers le centre, c'est comme ça qu'on évite de faire de la soupe. parce que si on fait de la soupe on perd au moins trois fromages dans uen bassine car le caillé se fait la malle parles trous des faisselles. Les faisselles, je les remplis avec ma louche, toutes autant les unes que les autres et surtout avec un caillé toujours pareil. Par exemple, si par malheur d'inconvenance j'ai fait de la soupe, alors il faut que je mette autant de soupe dans toutes les faisselles parce que, s'il y a du beau caillé dans une et de la soupe dans l'autre, ça fait un fromage rikiki que personne veut acheter ou un trop gros qu'on perd de l'argent dessus.

    C'est Fred qui m'a appris tout ça sans me l'apprendre, j'ai juste regardé. Quand j'étais petite, je passais déjà tout mon temps dans la fromagerie pour boire le jus sérum qui coulait par le trou des faisselles. Nous, on est des artistes du caillé et on fait des fromages vraiment bons. Sur les marchés, les vieilles dames nous en achètent plein. En tout, ça fait au moins une caisse, sans exagérer. Le problème, c'est l'été, à cause des vers, là, il faut être vigilant et tous les enlever au couteau d'avant d'aller les vendre.

    Je retourne les moulés frais d'hier, c'est tout un art. Je les fais tomber sur la paume de ma main et shloff ! je les balance d'un coup dans la faisselle. le truc, c'est de ne pas enfoncer les doigts dedans et de surtout pas les faire tomber de travers sinon ça fait fromage d'amateur, ce qui n'est pas notre cas.

    Maud LETHIELLEUX, Dis oui, Ninon, 2009.

    Retrouvez Maud LETHIELLEUX sur son blog ici.

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  • Pizza et Cellier des Dauphins 2004 : vive Lyon ! (Chicago tribune)

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    D'accord, d'accord, c'est un peu facile de taper sur les Américains ignares en matière de nourriture et qui plus est de gastronomie ! Mais en même temps, lorsque j'ai vu le dossier de COURRIER INTERNATIONAL du 26 Mars 2009 : "LYON vu par la presse étrangère", la Lyonnaise que je suis a été saisie de curiosité. Et cette curiosité n'a pas été déçue...

    Je vous livre ainsi un extrait de la première visite de Robert CROSS, correspondant du Chicago Tribune, dans la capitale des Gaules :

    Rue Mercière, une ruelle de Lyon réputée pour ses restaurants, les serveurs mettent les chaises sur les tables et balaient les miettes. En bref, je débarque dans ce paradis de la gastronomie trop tard pour dîner. Affamé et désespéré, je me dirige vers une pizzeria. Au premier abord, l'endroit - bien qu'immanquablement français - me rappelle le Nighthawk, la cafète glauque peinte par Edward HOPPER. Un type grassouillet est assis derrière un comptoir étroit et semble faire éternellement durer son expresso. Deux autres hommes, beaucoup plus jeunes, fourragent dans le four à pizza. L'éclairage est cru, et une énorme radio diffuse du rock'n'roll. D'ordinaire, je parle un peu français.Mais, ce soir-là, la fatigue a fini par noyer une grande partie de mon vocabulaire.

    "Parlez-vous anglais ?

    - Un peu."

    Quelques sourires et quelques gestes, et c'est parti.

    Je parviens à faire savoir que je désire une calzone et une bouteille de Cellier des Dauphins 2004. [...]

    Peut-être mes premières heures à Lyon commençaient-elles plutôt mal d'un point de vue gastronomique, mais elles m'ont semblé aussi satisfaisantes que si l'on m'avait servi un plat de raviolis d'escargots : j'avais obtenu un plat chaud, un vin correct [...]. Lyon n'aurait pu me souhaiter la bienvenue et un bon appétit de meilleure façon.

    R. CROSS, du Chicago Tribune.

    Ces Américains, j'adore ! Venir à Lyon et se régaler d'un Cellier des Dauphins, mais attention, pas n'importe quelle année : 2004...

    Et pour info, la rue Mercière, "ruelle" de Lyon, c'est ça :

    rue-merciere.jpg

    Image Visitelyon.fr

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  • Naissance d'une cuisinière (L. ESQUIVEL)

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    Ça, ça s'appelle être au coeur de l'actualité ! En plein Salon du Livre 2009 spécial Mexique, voici un livre qui ne saurait que vous enchanter. C'est d'abord un film que je me souviens avoir vu il y a longtemps : Les Epices de la passion.

    Chocolat amer.jpg

    Mais je crois que ce que j'avais préféré alors, c'était le titre original : Como agua para chocolate. Tout y était :

    "Dans le Mexique du début du siècle, en pleine tempête révolutionnaire, Tita, éperdument éprise de Pedro, brave les interdits pour vivre une impossible passion. À cette intrigue empruntée à la littérature sentimentale, Laura Esquivel mêle des recettes de cuisine. Car Tita possède d'étranges talents culinaires : ses cailles aux pétales de roses ont un effet aphrodisiaque, ses gâteaux un pouvoir destructeur. L'amour de la vie est exalté dans ces pages d'un style joyeux et tendre, dont le réalisme magique renvoie aux grandes oeuvres de la littérature latino-américaine."

    Et lire ce roman fut un vrai bonheur, pour les papilles autant que pour l'esprit. Le fil conducteur, c'est Tita, sacrifiée sur l'autel de la tradition familiale : "tu ne te marieras jamais car tu dois t'occuper de ta mère jusqu'à la fin de sa vie". Quand de surcroît la mère est une espèce de vieille peau imbuvable, mauvaise et antipathique, la perspective ets joyeuse ! Mais le roman de Laura ESQUIVEL est tout sauf triste. Ou disons plutôt qu'il sait transformer les larmes en autre chose - je ne dirai pas de la joie - et ainsi transfigurer le monde.

    Chocolat amer a des aspects typiquement latino-américains dans cette manière d'aborder les choses avec lucidité et fantaisie à la fois. tradition et modernité se mêlent, comme réalité et onirisme. La loufoquerie baroque est partout, tous sont excessifs mais en même, si vrais dans leur essence même. Et puis, toujours présente, cette poésie du quotidien qui transfigure les choses les plus banales. Vous l'aurez compris, ce roman est à lire, à apprécier, à déguster.

    Il s'organise en douze chapitres qui sont autant de recettes déclinées au fil du texte, depuis les tortas (petits pains pour Noël) à l'oignon et au chorizo jusqu'aux piments aux noix, en passant par les cailles aux pétales de rose du mois de mars, aux effets dévastateurs...

    Comment tout cela a-t-il commencé ? Eh bien par la naissance de Tita, l'héroïne. Voici donc :

    NAISSANCE D'UNE CUISINIERE

    On raconte que Tita était tellement sensible que, dans le ventre de mon arrière-grand-mère, elle pleurait quand celle-ci hachait des oignons. Elle pleurait si fort que Nacha, la cuisinière à moitié sourde de la maison, n'avait pas à tendre l'oreille pour l'entendre. Un jour, à force de hoqueter, elle déclencha l'accouchement. Mon arrière-grand-mère n'eut pas le temps de dire ouf ! Tita arrivait dans ce bas monde avant l'heure, sur la table de la cuisine, dans les odeurs d'une soupe au vermicelle, du thym, du laurier, de la coriandre, de lait bouilli, de l'ail et de l'oignon. Vous devinez que la traditionnelle tape sur les fesses fut inutile. Tita était née en pleurant. Peut-être se doutait-elle que son sort était fixé, que, dans cette vie, le mariage lui serait refusé. Voilà comment Nacha racontait l'irruption de Tita sur terre : elle fut projetée dans un torrent de larmes formidable qui inonda le sol de la cuisine.

    L'après-midi, la frayeur était passée et l'eau évaporée par les rayons du soleil. Nacha ramassa le résidu des larmes sur le carrelage rouge. Avec ce sel, elle remplit un sac de cinq kilos qu'on utilisa longtemps pour cuisiner.

    Cet accouchement peu ordinaire explique l'amour de Tita pour la cuisine.

    Laura ESQUIVEL, Chocolat amer, 1989.

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  • Sandwich et papier aluminium (O. ADAM)

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    Cela a d'abord été une chanson persistante qui vous entre dans la tête et ne vous lâche pas.

    Puis un film dont on se souvient longtemps après l'avoir vu.

    Je vais bien, ne t'en fais pas.jpg

    C'est enfin un livre que j'ai découvert, après avoir longtemps tourné autour:

    "Une autre lettre de Loïc. Elles sont rares. Quelques phrases griffonnées sur un papier. Il va bien. Il n'a pas pardonné. Il ne rentrera pas. Il l'aime. Rien d'autre. Rien sur son départ précipité. Deux ans déjà qu'il est parti. Peu après que Claire a obtenu son bac. A son retour de vacances, il n'était plus là. Son frère avait disparu, sans raison. Sans un mot d'explication. Claire croit du bout des lèvres à une dispute entre Loïc et son père. Demain, elle quittera son poste de caissière au supermarché et se rendra à Portbail. C'est de là-bas que la lettre a été postée. Claire dispose d'une semaine de congé pour retrouver Loïc. Lui parler. Comprendre."

    Parce que pour l'avouer tout net, Olivier ADAM, ça me faisait un peu peur. Trop de noirceur, trop de pesanteur. Plusieurs fois j'ai ouvert Des Vents contraires pour le refermer, par peur de ce que j'allais y trouver. C'est Clarabel, je crois, qui m'a suggéré de commencer par Je vais bien, ne t'en fais pas. Bonne idée. Sage idée. Car j'ai été immédiatement happée par l'histoire (que je connaissais pourtant) et surtout par l'écriture.

    Quelque chose d'indescriptible, une parole qui semble couler de source tant elle est proche de la nôtre et du quotidien. Les mots d'Olivier ADAM sont ceux du quotidien, du fil des jours, mais il a l'art de faire surgir le petit fait, le "petit rien" cher à Gainsbourg ( "Rien c'est bien mieux C'est bien mieux que tout") au coeur d'une parole qui file parfois à perdre haleine, jusqu'à l'essoufflement. Les mots d'Olivier ADAM nous touchent, parce qu'ils sont les nôtres ou ceux de gens que nous connaissons, forcément.

    "Si je choisis d'écrire sur un certain type de personnages, c'est parce qu'ils me touchent, expliquait-il à Stéphanie JANICOT dans la magazine MUZE. Et s'ils me touchent, c'est parce qu'ils sont fragiles, mal armés et livrés et aux vents contraires." C'est exactement le cas de Claire, perdue sans son frère, perdue dans sa vie et désorientée. Fragile comme la flamme d"une bougie, elle continue cependant de se consumer et brille, vaille que vaille. jusqu'à ce que...

    SANDWICH ET PAPIER ALUMINIUM

    Paul ouvre la porte du garage. Il fait encore frais, le soleil est pâle et une odeur de feuilles brûlées, de brume de septembre en banlieue se fait sentir. La Clio vert bouteille se fait un peu prier. Paul la laisse immobile, moteur allumé, sur le trottoir. Il referme la porte qui grince, et rejoint Irène, dans la cuisine, où un petit poste de radio diffuse les informations. Irène enroule les sandwichs dans du papier d'aluminium, les place dans un sac plastique. Elle y ajoute deux nectarines, une bouteille d'eau, un paquet de galettes Saint-Michel. Elle tend le sac à Paul, qui le pose près de lui, sur la table blanche. Il prend Irène dans ses bras. Ils se serrent sans rien dire, se regardent doucement. Paul essuie d'un doigt léger une larme sur le visage d'Irène, puis il sort de la pièce, choisit dans le salon une cassette de Brel, le seul chanteur, avec Barbara, pour lequel Loïc, Claire, Irène et lui entretiennent une commune passion. Plus que ses chansons encore, Loïc aimait l'entendre parler. Il avait ainsi une dizaine de cassettes d'entretiens. Paul a parfois tenté d'y trouver une réponse au départ de son fils. Il y en avait trop, et aucune ne semblait décisive. Ou toutes l'étaient...

    Paul a fait un signe à Irène. A ce soir. Surtout, sois prudent. La Clio s'est éloignée. Irène est rentrée dans la maison, s'est préparée un café. Elle estrestée longtemps les deux mains collées au bol fumant, à regarder par la fenêtre où le vert des feuillage était chahuté par la pluie. Paul a roulé sans vraiment s'en rendre compte, le regard dans le vague, les gestes machinaux.

    Olivier ADAM, Je vais bien, ne t'en fais pas, 1999.

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  • Magie de l'oeuf à la coque (M. AGUS)

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    De Milena AGUS, j'avais, comme nombre de personnes, aimé son Mal de Pierres. J'avais apprécié, dans ce court roman, son art de la chute, caractéristique habituelle de la nouvelle. Ici, c'est presque l'inverse qui se produit, avec Mon Voisin :

    Mon voisin.jpg

    "Glisser dans la baignoire en changeant le rideau de douche, faire croire à un accident, confier le petit à une famille normale... Pour se délester de la pesanteur de la vie, elle s'amuse à imaginer le suicide parfait. Mais le jour où le voisin entre dans sa vie, son regard sur le monde change. Dans un Cagliari écrasé de soleil, Milena Agus met en scène des personnages hors normes, enfants en mal d'amour, adultes en quête d'un peu de douceur."

    Pas de chute spectaculaire, un lent récit, presqu'un conte, de cinquante-et-une pages. On se laisse gagner peu à peu par la langueur de cet été sarde, par la nonchalance de l'héroïne et ses idées fantasques, par ce réseau de liens qui peu à peu va se tisser entre les êtres en mal de compréhension : la mère qui ne se sent pas à la hauteur, l'enfant qui n'appartient pas vraiment au monde, le voisin qui émerge peu à peu, son fils qu'il ne comprend pas.

    C'est très doux, ça pourrait être terrible, c'est juste mélancolique et tendre, réaliste et poétique à la fois. Et puis quel joli titre de collection que ce"piccolo" de Liana Levi...

    MAGIE DE L'OEUF A LA COQUE

    Un jour, le fils du voisin, elle le retrouva dans sa cuisine pendant qu'elle préparait la bouillie du petit. Il avait escaladé le mur, et il était entré. Alors, pour être gentille et lui offrir quelque chose, elle lui fit un oeuf à la coque.

    "Pense à la magie de tenir un oeuf entre tes mains, et de lui enlever son chapeau", disait-elle en le regardant, les bras croisés sur la table, le menton appuyé sur sa main.

    "Pourquoi tu ne m'as pas fait un oeuf frit ?

    - Il n'y a aucune magie dans un oeuf frit.

    - Seulement dans un oeuf à la coque ?"

    Milena AGUS, Mon Voisin, 2008.

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  • De la virginité des olives et autres pâtés de crabe(E. GEORGE)

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    Peu d'auteurs me donnent envie de foncer à la librairie dès la sortie de leur dernier ouvrage. La plupart du temps, l'offre littéraire est tellement large et variée que je trouve toujours de quoi attendre la sortie en poche. Sauf pour Elizabeth GEORGE. Sitôt paru, il me le FAUT ! Ou presque, si l'on admet que Le Rouge du péché est sorti en octobre et que je ne l'ai lu qu'en décembre, Noël oblige...

    J'avais déjà eu l'occasion de parler d'elle dans cette rubrique de "Littérature gourmande" : j'avais alors évoqué le breakfast chez Thomas Lynley, dans son premier roman, Enquête dans le brouillard. Un choc, une révélation. Depuis, je n'ai eu de cesse de suivre ses personnages, à la manière de vieux amis dont on se demande "ce qu'ils deviennent". Or la dernière fois que je les avais laissés, ils étaient bien mal en point. Bien sûr, je me doutais que leur vie littéraire continuerait, à la manière de la vraie vie, malgré tout, enverset contre tout, mais j'étais aussi impatiente de le savoir que je l'appréhendais. Je corrige ici ce que j'ai dit précédemment : je ne lis pas TOUS les Elizabeth GEORGE car j'ai fait l'impasse sur le précédent, Anatomie d'un crime, roman social et non plus policier même s'il complétait tous les autres...

    Le Rouge du péché.jpg

    "Inconsolable trois mois après le meurtre de son épouse, Thomas Lynley erre le long des côtes de Cornouailles, loin de l'absurdité du monde. Lorsqu'il découvre le cadavre d'un jeune grimpeur au pied des falaises, son retour à la réalité est brutal. Chargée de l'enquête, l'inspecteur Bea Hannaford renonce vite à considérer comme suspect le vagabond aux vêtements crasseux qui présente des papiers au nom de Thomas Lynley.

    En manque d'effectifs, elle le met à contribution : il est certes un témoin, mais, une fois son identité vérifiée, elle ne doute pas que son expérience de commissaire au Yard pourra s'avérer utile. Dans ce pays sauvage de falaises et de mer démontée, Lynley participe à contrecœur aux investigations mais reprend pied peu à peu. Il retrouve son éternelle partenaire, Barbara Havers, que Londres a dépêchée sur place autant pour collaborer à l'enquête que pour mener à bien une mission délicate : récupérer Lynley.

    Après le succès d'Anatomie d'un crime, son grand roman social, Elizabeth George renoue avec son art consommé du suspense et tisse une intrigue d'une incroyable densité, multipliant les fausses pistes et les faux coupables. Un roman magistral qui, après trois ans d'absence, marque le retour tant attendu de Thomas Lynley et Barbara Havers."

    Le rendez-vous a été à la hauteur de mes espérances : j'y ai retrouvé tout ce que j'aimais dans Elizabeth GEORGE, tout ce qui faisait que c'était davantage qu'un simple roman policier. La sensibilité, la délicatesse, la pudeur, le retenue et le non-dit dans l'expression des sentiments, associés à une intrigue menée encore une fois avec subtilité et brio, ce fut un vrai bonheur ! Alors, en amuse-bouche, je vous propose un extrait qui se contentera de vous mettre l'eau à la bouche, sans rien dévoiler de l'histoire... Voici donc :

    DE LA VIRGINITE DES OLIVES ET AUTRES PÂTES DE CRABE

    La cuisine donnait sur un petit jardin avec un carré de pelouse bordé d'impeccables parterres de fleurs, au centre duquel poussait un arbre unique.

    Un désordre impressionnant règnait dans la pièce. Le dessus de la cuisinière était constellé d'huile brûlante, un égouttoir à vaisselle disparaissait sous les bols, les moules, les cuillères en bois, une boîte d'oeufs et une cafetière à pression. Niamh Triglia s'approcha de la cuisinière et retourna les pâtés au crabe, provoquant de nouvelles éclaboussures.

    - La difficulté, expliqua-t-elle, c'est d'arriver à faire dorer la chapelure sans trop imprégner les pâtés. Sinon, vous avez l'impression de manger des frites mal cuites. Vous faites la cuisine, monsieur... C'était commissaire, je crois ?

    - Oui, dit-il. C'est bien commissaire. Pour la cuisine, ce n'est pas mon point fort.

    - C'est ma passion, avoua-t-elle. Je n'avais pas le temps de m'y adonner quand j'enseignais, aussi, dès que j'ai pris ma retraite, je m'y suis mise avec enthousiasme. Cours de cuisine au foyer municipal, émissions à la télé,  ce genre de choses. Le problème, c'est qu'après il faut bien manger tout ça.

    - Et vous n'aimez pas ça ?

    - Au contraire.

    Elle indiqua ses formes, que camouflait son tablier.

    - J'essaie d'adapter les recettes pour une personne, mais les maths n'ont jamais été mon fort, et la plupart du temps, je prépare à manger au moins pour quatre.

    - Vous vivez seule ?

    - Mmm. Oui.

    Elle utilisa le coin de sa palette pour soulever un des pâtés et déterminer son degré de cuisson.

    - Formidable, murmura-t-elle.

    Dans un placard, elle prit une assiette, qu'elle recouvrit de plusieurs couches de papier absorbant, et attrapa un ravier dans le réfrigérateur.

    - Aïoli, dit-elle en désignant le mélange. Poivron rouge, ail, citron, et ainsi de suite. Bien doser les saveurs, tel est le secret d'un bon aïoli. Ça et l'huile d'olive, naturellement. Une huile première pression à froid est indispensable.

    - Première pression à froid ? répéta Lynley, interloqué.

    - C'est de l'huile d'olive extravierge ; la plus vierge qu'on puisse trouver, si toutefois il existe des degrés dans la virginité. A vrai dire, je n'ai jamais su ce que signifiait le terme extravierge. Est-ce que les olives sont vierges ? Est-ce qu'elle sont pressées par des vierges ?

    Elle porta le bol d'aïoli jusqu'à la table et retourna vers la cuisinière, où elle entreprit de déposer les pâtés au crabe sur l'assiette tapissée d'essuie-tout. Elle les recouvrit ensuite de papier absorbant, pressant délicatement pour retirer le plus d'huile possible. Du four, elle sortit trois assiettes supplémentaires, apportant à Lynley la preuve qu'elle était incapable de cuisiner pour une seule personne. Apparemment, elle avait déjà fait cuire plus d'une douzaine de pâtés.

    - Il n'est pas indispensable de prendre du crabe frais, précisa-t-elle. On peut très bien utiliser du crabe en boîte. Dans un plat, on ne fait pas la différence. D'un autre côté, pour une salade, mieux vaut prendre du crabe frais. Mais vous devez vous assurer qu'il est frais frais. Péché du jour, je veux dire.

    Elle disposa les assiettes sur la table et dit à Lynley de s'asseoir. Elle espérait, dit-elle, qu'il se laisserait tenter. Autrement, elle craignait de devoir tout manger, ses voisins n'étant pas aussi sensibles à ses talents culinaires qu'elle l'aurait voulu.

    Elizabeth GEORGE, Le Rouge du péché, 2008.

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  • Préparatifs de Noël : dinde et conjugaison

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    Parce que ce texte m'a paru de circonstance... Voici donc :

    DINDE ET CONJUGAISON

    Quand, à l’horizon du cours de français, se lève pour la première fois, nuage lourd de menaces, le participe passé conjugué avec l’auxiliaire « avoir », l’enfant comprend que ses belles années sont à jamais enfuies et que sa vie sera désormais un combat féroce et déloyal des éléments acharnés à sa perte.

    L’apparition, dans une phrase que l’on croyait innocente, du perfide participe passé déclenche, chez l’adulte le plus coriace, une épouvante que le fil des ans n’atténuera pas. Et, bien sûr, persuadé d'avance de son indignité et de l’inutilité du combat, l’infortuné  qu’un implacable destin fit naître sur une terre francophone perd ses moyens et commet la faute. A tous les coups […]

    Pourtant, s’il est une règle où l'on ne peut guère reprocher à la grammaire de pécher contre la logique et la clarté, c’est bien celle-là. […] Quoi de plus lumineux ? Prenons un exemple : «  J’ai mangé la dinde. » Le complément d’objet direct « la dinde » est placé après le verbe. Quand nous lisons « j’ai mangé », jusque-là nous ne savons pas ce que ce type a mangé, ni même s’il a l’intention de nous faire part de ce qu’il a mangé.Il a mangé, un point c’est tout ! La phrase pourrait s’arrêter là. Donc, nous n’accordons pas « mangé », et avec quoi diable l’accorderions-nous ? Mais voilà ensuite qu’il précise « la dinde ». Il a, ce faisant, introduit un complément d’objet direct. Il a mangé QUOI ? La dinde. Nous en sommes bien contents pour lui, mais ce renseignement arrive trop tard. Cette dinde, toute chargée de féminité qu'elle soit, ne peut plus influencer notre verbe « avoir mangé », qui demeure imperturbable. Notre gourmand eût-il dévoré tout un troupeau de dindes qu’il en irait de même : « mangé » resterait stoïquement le verbe « manger » conjugué au passé composé. Maintenant, si ce quidam écrit « La dinde ? Je l’ai mangée » ou « La dinde que j ’ai mangée », alors là, il commence par nous présenter cette sacrée dinde. Avant même d’apprendre ce qu’il a bien pu lui faire, à la dinde, nous savons qu’il s’agit d’une dinde. Nous ne pouvons pas nous dérober. Nous devons accorder, hé oui. « Mangée » est lié à la dinde (c’est-à-dire à « l » ou à « que », qui sont les représentants attitrés de la dinde) par-dessus le verbe, par un lien solide qui fait que « mangée » n’est plus seulement un élément du verbe « manger » conjugué au passé composé, mais également une espèce d’attribut de la dinde. Comme si nous disions « La dinde EST mangée ».

    François CAVANNA, Mignonne, allons voir si la rose..., 1997.

    Merci à Geneviève, qui m'a fait découvrir ce texte.

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