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Littérature gourmande - Page 4

  • Solo (L. MIANO)

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    En ces temps pour le moins enneigés, il m'a semblé assez récorfortant de se souvenir qu'il existe des contrées où la terre est rouge, la poussirèe omniprésente et le soleil brûlant. C'est tout naturellement le petit ouvrage de Léonora MIANO qui s'est rappelé à mon souvenir.

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    "En nous faisant humer et palper une pierre à écraser imprégnée de senteurs qu elle utilise pour broyer le gingembre et les crevettes séchées, Léonora Miano nous conduit jusqu aux rivages du Cameroun. Dans ce pays marqué par sa culture culinaire puisqu il doit son nom aux écrevisses (camarones) qui pullulaient à l embouchure de son fleuve, mets et mots se chargent d une poésie toute particulière. Le jazz devient sauce tomate glissée dans les sandwichs saxophones, les beignets haricots remplissent l âme, une morue bien cuisinée devient juge d une rivalité amoureuse, et même des sauterelles deviennent d inoubliables festins... Ce texte d une grande densité nous livre avec bonheur légendes intemporelles et saynètes prises sur le vif."

    La collection "Exquis d'écrivain", vous la connaissez, je vous en ai déjà parlé : Chantal PELLETIER et ses Voyages en gourmandises, Dominique SYLVAIN et ses Régals du Japon et d'ailleurs,  Martin WINCKLER et son A ma bouche, chacun a à sa manière célébré son rapport à la nourriture. Mais très intéressant est l'opus que nous propose Léonora MIANO, Soulfood équatoriale.

    C'est le nom d'une gargotte à Douala qui donne son titre à cet ouvrage oùl'auteur mêle souvenirs d'enfance, légendes anciennes et analyses de la vie quotidienne au Cameroun aujourd'hui. Elle raconte admirablement, avec une langue sensuelle et précise mais aussi une vraie érudition, l'évolution de l'alimentation en Afrique et la manière dont l'esclavage a su essaimer à travers la nourriture. "La soulfood prend donc ses racines dans la période de l'esclavage étasunien, en devenant un des tous premiers éléments du métissage entre des peuples appelés à vivre ensemble. De fait."

    Qui croirait qu'en un si petit livre foisonnent autant d'histoires ? Il m'a été difficile d'en choisir une, mais cependant j'ai fini par m'arrêter sur "Solo", l'histoire de Florence et de ses amoureux. Elle est belle, désirée, et a mis ses deux prétendants au défi de lui concocter son plat préféré, le solo, de la morue dessalée, puis frite et mêlée à de la sauce tomate. Un vrai challenge que Jules et Hervé vont tenter de relever...

    SOLO

    Une fois la recette de base maîtrisée, il y avait différentes manières d'accommoder la morue salée. Du point de vue de la belle, certaines dénaturaient le poisson, parce que les ingrédients ajoutés avaient trop d'épaisseur. On pouvait souhaiter donner plus de caractère au solo, mais il avait déjà le sien, et il fallait le respecter.

    Il n'y avait qu'à regarder pour voir en quoi les deux préparations différaient l'une de l'autre. Aucun des jeunes hommes ne s'en était tenu au solo basique, qui avait la préférence de Florence. Elle aimait qu'ils se soient donné du mal pour faire quelque chose d'original, tout en déplorant que la finesse d'un plat préparé avec peu de choses leur échappe.

    Le solo avait une sorte de grâce, à déployer sa chair fine sous un filet d'huile rougie par la tomate. Les oignons ayant fondu, les épices s'étant diluées, le poisson régnait comme il se devait sur le rivage, le reste ne venant que confirmer sa souveraineté.

    Hervé avait mis des pistaches écrasées dans sa sauce, ce qui l'alourdissait, la rendant aussi plus grasse. C'était la sauce d'un homme qui voulait vous river au sol, limiter vos mouvements. Son amour ne pouvait qu'être inquiet, et Florence ne voulait pas passer son temps à le rassurer.

    Il ne lui fut pas possible de dire immédiatement ce que Jules avait apporté à la préparation originale. sans y avoir goûté, tout ce qu'on pouvait dire c'était qu'il y avait un élément de plus, mais cela restait mystérieux. Était-ce seulement un peu plus de tomate fraîche que l'usage n'en réclamait ? Une larme d'huile de palme non blanchie ? L'ingrédient mystérieux ne signalait sa présence que par un semblant de consistance suppémentaire, conféré à la sauce.

    La curiosité eut raison du flegme de Florence, la conduisant à goûter le plat de Jules. Les deux garçons suivirent sa main du regard, exhalant tous deux un même soupir, sans toutefois en partager le motif. Ils firent de ce geste la lecture  qu'on peut imaginer. Il était évident que l'un d'eux venait de marquer des points.

    La jeune fille avait des papilles entraînées. Elle reconnut chaque élément ayant contribué à la composition de la sauce. Oignon, ail, ,soupçon de gingembre parfaitement écrasé dont on ne sentait pas les fibres, piment trempé entier peu avant la fin de la cuisson pour qu'il n'éclate pas et ne laisse que son parfum... Puis, la clé du mystère : pas plus d'une demi-aubergine. Le supplément de tomate fraîche avait pour but d'en atténuer l'amertume.

    C'était un choix risqué. Les nginge - car tel était le nom sawa de ces aubergines africaines connues pour leur saveur puissante - étaient loin d'être appréciées de tous. Chercher à conquérir une femme en lui proposant leur amertume, c'était avoir l'audace de ne pas lui promettre plus qu'on ne pouvait offrir. Lui dire qu'on pouvait avoir des moments d'aigreur, c'était normal, qu'on saurait se faire pardonner.

    La quête du pardon pour les blessures non encore infligées était dans ce qui accompagnait l'aubergine sans la masquer. Le goût légèrement sucré du concentré de tomate. La douceur des tomates fraîches. Le sel du solo qui s'était diffusé dans la sauce.

    Tout ce que Jules avait choisi d'intégrer au plat parlait de la vie, à la fois telle qu'elle était et telle qu'on la rêvait.

    Léonora MIANO, Soulfood équatoriale, 2009.

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  • Les pouranpoli de l'amour (E. DAVID)

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    Rachel n'est pas ce qu'elle paraît : une petite femme effacée gardienne de la synagogue de Danda.

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    "A Danda, près de Bombay, Rachel est la dernière représentante de la communauté juive. Son mari s'est éteint et enfants ont émigré en Israël. La vie de Rachel s'organise alors entre le temple, qui n'abrite plus ni rabbin ni office, et la cuisine. La synagogue, où elle s'est mariée et qu'elle entretient avec ferveur. Les fourneaux, où, pour ses hôtes, elle perpétue les traditions culinaires et fait ressurgir les saveurs du passé - poulet kesari, patates tilkout, curry casher.

    Quand des promoteurs s'intéressent d'un peut trop près à la synagogue, Rachel, utopiste au coeur pur, s'interpose pour protéger l'emblème de sa foi, le lien vivant d'avec ses ancètres. ses plats, au parfum enivrant de cannelle, cumin ou curcuma, qui ouvrent l'appétit et délient les esprits, seront des armes inattendues contre la spéculation immobilière."

    Pas ce qu'elle paraît, disais-je donc, cette petite femme toujours active, que ce soit dans "sa" synagogue ou devant ses fourneaux. Débordante d'amour, et cependant déterminée à faire valoir sa volonté, contre toutes les attentes des uns et des autres, qui avaient misé sur sa docilité... Car elle va soulever des montagnes, Rachel, pour sauver "sa" synagogue, alerter l'opinion, trouver les bons avocats et elle finira  par voir tous ses rêves se réaliser, même les plus chers, même ceux qu'elle pensaient les plus irréalisables.

    C'est un roman savoureux dans tous les sens du terme ; bien sûr on y cuisine, bien sûr on y déguste une cuisine qui puise ses racines dans la tradition juive indienne, mais surtout on y goûte la vie, sous toutes ses formes, depuis le poisson venu s'échouer sur le pas de porte de Rachel un jour de tempête jusqu'aux souvenirs à la fois pudiques et sensuels des années de mariage de Rachel.

    En témoigne ce récit que Rachel livre à sa fille, Zephra : elle avait appris que son fiancé avait l'intention de rompre son engagement, la trouvant trop maigre. Elle décida alors de le séduire avec ses propres armes...

    Rachel faisait griller les pouranpoli tout en racontant à sa fille l'histoire de ses fiançailles. Zephra la regardait avec respect ; elle était fière de cette mère qui, même quand elle n'était qu'une toute jeune fille, s'était déjà montré assez forte pour s'opposer aux traditions. [...]

    "J'avais demandé à ma mère de nous laisser seuls à la cuisine. J'étais assise par terre et je fabriquais des pouranpoli. Lui, il était assis en face de moi, les yeux baissés, sans rien dire. Évidemment, il était gêné, après ce qu'il avait dit et surtout après ce qu'il avait fait.. Tout en travaillant, j'ai levé mon regard vers lui en souriant. Et là, il m'a regardée comme s'il me voyait pour la première fois. Je portais une jupe rose vif, un corsage de brocard et un sari de soie brodé. Assise comme ça, sur le sol, j'avais l'air moins maigre. Brusquement, il m'a demandé : "Tu as dit quelque chose ?"

    "Je lui ai fait non de la tête et je lui ai donné un pouranpoli plein de beurre. J'ai continué mon travail et dès qu'il a eu fini de manger, je lui ai tendu une autre galette en demandant : "C'est bon ?" Il a souri en hochant la tête, la bouche pleine. Ensuite, j'ai poussé un gros soupir et j'ai dit : "Mais tu ne m'aimes plus."

    "Il m'a regardée et, toujours la bouche pleine, il a dit : "Je n'ai jamais dit ça."

    "Ah bon ? ai-je répondu. Tu as peut-être oublié. Il y a quelques jours ta mère est venue ici pour rompre nos fiançailles, simplement parce que tu me trouves trop maigre !"

    "Alors là ! Il étaiut tout confus, il ne savait plus trop quoi dire : "Maigre ? Je n'ai pas dit ça. J'ai juste dit à ma mère que j'aurais préféré que tu sois un peu plus ronde." [...]

    "C'est là que je me suis rendue compte qu'on avait un sérieux problème. J'aio posé mon rouleau à pâtisserie, je me suis essuyé les mains et je lui ai demandé : "Tu aimes vraiment mes pouranpoli ?"

    "Oui", m'a-t-il répondu en souriant.

    "Prends-en un autre", lui ai-je dit.

    "Il en a mangé un autre, tout en me racontant les plans qu'il avait échauffaudés pour notre avenir commun. Il en était à peu près à sa sixième galette quand il s'est rendu compte que moi, je n'avais rien mangé. C'est là qu'il m'a demandé une autre galette et tu sais ce qu'il a fait ? Il en a pris un morceau et il me l'a mis dans la bouche. Ensuite, il s'est penché vers moi, et nos lèvres se sont effleurées, juste une seconde. Eh oui, c'était notre tout premier baiser ! " Rachel rougit et continua : "C'est quand il m'a demandé de remettre ma bague de fiançailles que j'ai compris que je n'avais plus à m'en faire. Et d'ailleurs, c'est là que je me suis rendue compte qu'il portait toujours la sienne !"

    Esther DAVID, Le Livre de Rachel, 2009.

    Plus d'infos sur le site de la maison d'édition Héloïse d'Ormesson

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  • "Gérard est arrivé avec son cubi" (A. GAVALDA)

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    Découvrez la playlist L'échappée belle avec Pascal Obispo

    Je conçois aisément ce qu'Anna GAVALDA peut avoir d'énervant pour ses détracteurs : elle "fait" du Gavalda. Et le pire, c'est qu'on ne lui demande que ça, tant on est heureux de retrouver en ouvrant son livre ces petits qui font son univers et le nôtre. Rien de sérieux, rien de vraiment profond, des instantanés souvent.

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    "Simon, Garance et Lola, trois frères et soeurs devenus grands (vieux ?), s'enfuient d'un mariage de famille qui s'annonce particulièrement éprouvant pour aller rejoindre Vincent, le petit dernier, devenu guide saisonnier d'un château pendu au fin fond de la campagne tourangelle. Oubliant pour quelques heures marmaille, conjoint, divorce, soucis et mondanités, ils vont s'offrir une dernière vraie belle journée d'enfance volée à leur vie d'adultes. Légère, tendre, drôle, L'Echappée belle, cinquième livre d'Anna Gavalda aux éditions Le Dilettante, est un hommage aux fratries heureuses, aux belles-soeurs pénibles, à Dario Moreno, aux petits vins de Loire et à la boulangerie Pidoune."

    Ici, c'est une fugue à la vie, une fratrie qui s'envole quelques heures avant de se laisser rattraper par le quotidien, ni vraiment triste ni franchement gai, juste le quotidien. On retrouve dans l'Echappée belle les thèmes fétiches de l'auteur : les cabossés de la vie, l'amour pour les petites gens, la force des souvenirs d'enfance et la famille, mais "celle que j'ai choisie, celle que je ressens dans cette armée de pauvre de gens" comme dirait Jean-Jacques GOLDMAN, souvent en filigrane, d'ailleurs, dans l'oeuvre de Gavalda.

    Bien sûr, on pourrait y voir de la condescendance, un côté 'ironie flaubertienne" dans cette description de noce campagnarde. J'ai simplement chosi de me ranger du côté de la naïveté. Et cette Echappée belle est une vraie gourmandise !

    Nous sommes entrés dans une salle des fêtes surchauffée qui sentait encore la sueur et la vieille chaussette. Les tatamis étaient empilés dans un coin et la mariée se tenait assise sous un panier de basket. Elle avait l'air un peu dépassée par les événements.

    Tablées façon Astérix, vin de pays en cubis et zizique à plein volume.

    Une grosse dame tout empaquetée de froufrous s'est précipitée sur notre petit frère :

    - Ah ! Le voilà ! Viens, mon fils, viens ! Nono m'a dit que tu étais en famille... Venez tous, venez par là ! Oh qu'ils sont beaux ! Quel beau chapeau ! Et elle, comme elle est maigre, la petite ! Et alors ?! Y vous font rien à manger à Paris ? Installez-vous. Mangez bien. Il y a tout ce qu'il faut. Demandez à Gérard qu'il vous serve à boire. Gérard ! Viens donc par là, mon gars ! [...]

    Nous nous sommes assis à un bout de table, accueillis à bras ouverts par les deux tontons qui étaient déjà bien partis.

    - Gé-rard ! Gé-rard ! Gé-rard ! Hé, les gosses ! Allez chercher à manger pour nos amis ! Gérard ! Où qu'il est passé, nom de Dieu ?

    Gérard est arrivé avec son cubi et la fête a commencé.

    Après la macédoine à la mayonnaise dans sa coquille Saint-Jacques, le méchoui dans ses frites à la mayonnaise, le fromage de chèvre (prononcer "chieub' ") et les trois parts de vacherin, tout le monde s'est poussé pour laisser la place à Guy Macroux et son orchestre de charme.

    Nous étions comme des bienheureux. L'oreille aux aguets et les mirettes grandes ouvertes. A droite, la mariée ouvrait le bal avec son père sur du Strauss à bretelles, à gauche les tontons commençaient à se bastonner méchamment à propos du nouveau sens interdit devant la boulangerie Pidoune.
    Tout cela était pittoresque.

    Non. Mieux que ça et moins condescendant : savoureux.

    Anna GAVALDA, L'Echappée belle, 2009.

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  • Orgie de sushis (M. BARBERY)

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    Il est curieux comme il est des livres qui ne vous sont pas destinés, quoi qu'on en dise. Car TOUT le monde l'avait lu :

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    Tout le monde, sauf moi. Longtemps, il a trôné sur ma table de nuit, et toujours c'est un autre que je prenais à sa place. Un signe ? Sans doute. J'avais pourtant fait des efforts. Lu le précédent : Une Gourmandise. Mais cette Elégance du hérisson, décidément, cela ne passait pas :

    " Je m'appelle Renée, j'ai cinquante-quatre ans et je suis la concierge du 7 rue de Grenelle, un immeuble bourgeois. Je suis veuve, petite, laide, grassouillette, j'ai des oignons aux pieds et, à en croire certains matins auto-incommodants, une haleine de mammouth. Mais surtout, je suis si conforme à l'image que l'on se fait des concierges qu'il ne viendrait à l'idée de personne que je suis plus lettrée que tous ces riches suffisants. Je m'appelle Paloma, j'ai douze ans, j'habite au 7 rue de Grenelle dans un appartement de riches. Mais depuis très longtemps, je sais que la destination finale, c'est le bocal à poissons, la vacuité et l'ineptie de l'existence adulte. Comment est-ce que je le sais ? Il se trouve que je suis très intelligente. Exceptionnellement intelligente, même. C'est pour ça que j'ai pris ma décision : à la fin de cette année scolaire, le jour de mes treize ans, je me suiciderai. "

    Alors comme je n'ai pas envie de jouer aux originales qui se singularisent en n'aimant pas le livre que TOUT le monde a aimé, je me contenterai de vous dire que jamais je ne suis entrée dans l'univers de Muriel BARBERY, que cette écriture précieuse m'a horripilée et que je n'ai su trop à quoi attribuer ce succès phénoménal de librairie. Cruellement, j'y verrai presque un "dîner de cons", pour reprendre le jeu inventé par Castel dans les années soixante dix et révélé par le film de Francis WEBER...

    Mais en attendant, voici quelques lignes où transparaît la passion de  Muriel BARBERY pour le Japon. Voici donc :

    ORGIE DE SUSHIS

    L'atmosphère est brillante, pétillante, racée, feutrée, cristalline. Magnifique.

    -Nous allons faire une orgie de sushis, dit Kakuro en déployant sa serviette d'un geste enthousiaste. Vous ne m'en voudrez pas, j'ai déjà commandé ; je tiens à vous faire découvrir ce que je considère comme le meilleur de la cuisine japonaise à Paris.

    - Pas du tout, dis-je en écarquillant les yeux parce que les serveurs ont déposé devant nous des bouteilles de saké et, dans une myriade de coupelles précieuses, toute une série de petits je-ne-sais-quoi qui doit être très bon.

    Et nous commençons. Je vais à la pêche au concombre mariné, qui n'a de concombre et de marinade que l'aspect tant c'est, sur la langue, une chose délicieuse. Kakuro soulève délicatement de ses baguette de bois auburn un fragment de... mandarine ? tomate ? mangue ? et le fais disparaître avec dextérité. Je fourrage immédiatement dans la même coupelle.

    C'est de la carotte sucrée pour dieux gourmets.

    - Bon anniversaire alors ! dis-je en levant mon verre de saké.

    - Merci, merci beaucoup ! dit-il en trinquant avec moi.

    - C'est du poulpe ? je demande parce que je viens de dénicher un petit morceau de tentacule crénelé dans une coupelle de sauce jaune safran.

    On apporte deux petits plateaux de bois épais, sans bords, surmontés de morceaux de poisson cru.

    - Sashimis, dit Kakuro. Là aussi, vous trouverez du poulpe.

    Je m'abîme dans la contemplation de l'ouvrage. La beauté visuelle en est à couper le souffle. Je coince un petit bout de chair blanc et gris entre mes baguettes malhabiles (du carrelet, me précise obligeamment Kakuro) et, bien décidée à l'extase, je goûte.

    Qu'allons-nous chercher l'éternité dans l'éther d'essences invisibles ? Cette petite chose blanchâtre en est une miette bien tangible.

    Muriel BARBERY, L'Elégance du hérisson, 2006.

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  • "Thé difficile"(B. BARRY)

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    Le roman me tentait et c'est tout naturellement qu'il a fait partie de ma liste de souhaits lors de l'opération Masse Critique de Babélio.

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    "De tout temps, les femmes de la famille Whitney ont su lire l'avenir dans les motifs de dentelle. Un talent dont Towner se serait bien passé : à dix-sept ans, elle a eu une vision terrifiante et a été le témoin impuissant de sa réalisation... Depuis, elle s'est juré de ne plus jamais faire usage de son don et a fui sa famille et la ville de Salem, ses sorcières et ses fantômes. Pourtant, à la disparition de sa grand-tante Eva, Towner est obligée d'affronter ses peurs secrètes et retourne sur les lieux de son enfance. Mais sa quête de réponses va lui coûter très cher. Quelque part dans les volutes des motifs de dentelle, entre mensonges et révélations, se cache la vérité..."

    Voilà exactement le genre de bouquin que l'on dit déceptif : a priori, TOUT y est et finalement, rien ne marche ! L'histoire est tordue, complexe à plaisir, elle s'amuse à brouiller des pistes qui n'en sont finalement pas. Les personnages sont mal achevés, ce sont des amorces qui restent en plan et, cerise sur le gâteau, le style est particulièrement maladroit. Je ne sais pas si c'est dû à la traduction ou à l'auteur lui-même, mais l'ensemble est laborieux, pesant et soporifique.

    La quatrième de couverture nous annonce que l'auteur est scénariste. Eh bien, elle ferait bien de le rester, et de laisser à d'autres le soin de raconter une histoire, d'écrire des dialogues, bref, de faire tout ce qui rend une histoire vivante et dont son roman manque cruellement...

    THE DIFFICILE

    J'entre dans le salon de thé. Ses murs sont couverts de fresques peintes par un artiste plus ou moins connu que mon grand-père a fait venir d'Italie. Je ne me rappelle pas son nom. De petites tables occupent l'espace. Il y a de la dentelle partout. Certaines pièces portent l'étiquette de l'atelier de May, le Cercle, mais la plupart sont l'oeuvre d'Eva. Dans un angle, un comptoir vitré abrite des boîtes en métal contenant tous les thés imaginables - des thés commerciaux venus du monde entier, ainsi que des potions de fleurs et d'herbes concoctées par Eva. Si vous voulez une tasse de café, ce n'est pas ici que vous la trouverez. Parmi les boîtes, je cherche du regard celle qui porte mon nom. Eva m'en a fait cadeau une année. C'est un mélange de thé noir, de poivre de Cayenne et de cannelle, avec un soupçon de coriandre et d'autres ingrédients dont elle ne m'a pas révélé la teneur. Il faut le boire fort et brûlant ; Eva le disait trop épicé pour ses clientes âgées. "Soit tu aimeras, soit tu détesteras", m'avait-elle prévenue en me l'offrant. J'ai adoré. J'en buvais des théières entières, les hivers où j'ai vécu chez elle. Sur la boîte métallique, il est écrit "Mélange de Sophya", mais nous l'avons baptisé, Eva et moi, "Thé difficile". [...]

    Les tables sont déjà mises. Sur chacune trône une théière avec des tasses et des soucoupes dépareillées posées sur des pièces rondes de dentelle. Les théières sont très fantaisistes et colorées. Si vous venez prendre le thé un jour ordinaire, un jour qui n'est pas réservé à une réception privée, vous pouvez garder la dentelle après usage. Vous la payez, qu'elle vous ait été lue ou non. Beaucoup de gens ramènent chez eux cette pièce pour l'utiliser comme napperon. Cela ne dérange nullement Eva. Pour ma part, j'ai toujours pensé que c'était du gaspillage et que ces ronds méritaient d'être encadrés comme des oeuvres d'art.

    Brunonia BARRY, Sortilèges de dentelle, 2006.

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  • La vérité sur le cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates

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    C'est d'abord un titre insolite.

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    Et une histoire qui ne l'est pas moins :

    "Janvier 1946. Londres se relève douloureusement des drames de la Seconde Guerre mondiale et Juliet, jeune écrivaine anglaise, est à la recherche du sujet de son prochain roman. Comment pourrait-elle imaginer que la lettre d'un inconnu, un natif de l'île de Guernesey, va le lui fournir ? Au fil de ses échanges avec son nouveau correspondant, Juliet pénètre son monde et celui de ses amis - un monde insoupçonné, délicieusement excentrique. Celui d'un club de lecture créé pendant la guerre pour échapper aux foudres d'une patrouille allemande un soir où, bravant le couvre-feu, ses membres venaient de déguster un cochon grillé (et une tourte aux épluchures de patates...) délices bien évidemment strictement prohibés par l'occupant. Jamais à court d'imagination, le Cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates déborde de charme, de drôlerie, de tendresse, d'humanité Juliet est conquise. Peu à peu, elle élargit sa correspondance avec plusieurs membres du Cercle et même d'autres habitants de Guernesey , découvrant l'histoire de l'île, les goûts (littéraires et autres) de chacun, l'impact de l'Occupation allemande sur leurs vies... Jusqu'au jour où elle comprend qu'elle tient avec le Cercle le sujet de son prochain roman. Alors elle répond à l'invitation chaleureuse de ses nouveaux amis et se rend à Guernesey. Ce qu'elle va trouver là-bas changera sa vie à jamais."

    A travers ce roman foisonnant, Mary Ann SHAFFER réussit un petit miracle : raconter un épisode historique peu connu (l'Occupation dans l'île anglo-normande de Guernesey), montrer les affres de la création littéraire (à travers le personnage de Juliet, l'écrivain), faire la preuve que la solidarité et l'amitié se placent au-dessus de tout (avec ce fameux cercle littéraro-culinaire) et brosser des portraits de personnages aussi divers qu'attachants.

    On pourrait se perdre à travers toutes ces lettres qui se croisent et s'entrecroisent, ces multiples narrateurs que l'on découvre autant à travers leurs mots que ceux des autres, ces différentes strates d'histoires, et cependant, ce n'est jamais le cas : on jubile à coller aux basques de la fantasque Juliet et de ses non moins fantasques amis, qu'ils soient anglais ou anglo-normands.

    C'est un roman bourré d'humour et de tendresse, d'ironie et d'auto-dérision, un livre qui donne envie d'ouvrir grand les bras et de respirer à pleins poumons... l'air de Guernesey si possible ! Et puis, et puis, c'est surtout un livre où l'amour des livres et de la littérature est à chaque page et ça, c'est un vrai bonheur ! J'aurais pu recopier moults extraits, mais, fidèle à ma thématique "littérature gourmande", j'ai choisi cette lettre adressée à Juliet par une des habitantes de l'île, une lettre dont le ton reflète parfaitement l'esprit de ce Cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates.

    LA VERITE SUR LE CERCLE LITTERAIRE DES AMATEURS D'ÉPLUCHURES DE PATATES

    Chère Miss Ashton,

    On m'a parlé de vous. J'ai jadis appartenu au cercle littéraire en question mais je parie qu'aucun d'eux ne vous a parlé de moi. Je n'ai jamais lu d'auteur mort. Je n'ai lu qu'une oeuvre : la mienne. Mon livre de recettes de cuisine. J'ose prétendre que mon ouvrage a fait couler plus de larmes que tous les romans de Charles Dickens réunis.

    J'avais choisi de leur lire un passage sur la manière correcte de rôtir un cochon de lait. "Beurrer la petite carcasse et laisser les jus de cuisson s'écouler et faire grésiller le feu", ai-je lu de telle sorte que vous pouviez sentir le cochon rôti et entendre sa chair craquer sous la dent. Je leur ai décrit mes gâteaux à cinq couches - contenant une douzaine d'oeufs -, mes bonbons au sucre filé, mes crottes au chocolat parfumées au rhum, mes génoises à la crème onctueuse. Des pâtisseries confectionnées avec de la bonne farine blanche, et non avec de la farine noire grossière ou les graines pour oiseaux écrasées que nous utilisions à l'époque.

    Eh bien, croyez-le ou non, ils n'ont pas pu le supporter. L'évocation de mes mets savoureux les a poussés à bout. Isola Pribby - qui de toute façon n'a jamais eu aucun savoir-vivre - s'est écriée que je la torturais et m'a menancée de jeter un sort à mes casseroles. Will Thisbee m'a souhaité de flamber en enfer, comme mes cerises "Jubilé". Puis Thompson Stubbins a commencé à pester contre moi et il a fallu que Dawsey et Eben s'y mettent à deux pour m'entraîner en lieu sûr.

    Eben m'a appelée le lendemain pour s'excuser de leurs mauvaises manières. Il m'a demandé de me rappeler que la plupart des membres du Cercle se rendaient aux réunions juste après avoir dîné d'une soupe de navets (sans os à moelle), ou de patates à demi cuites dans un plat  à four (ne disposant d'aucune graisse pour les frire). Il en a appelé à ma tolérance et m'a prié de leur pardonner.

    C'était au-dessus de mes forces. Ils m'avaient insultée. Il n'y avait aucun véritable amoureux de la littérature parmi eux. De la pure poésie dans une casserole, voilà ce que je leur offrais. Je crois qu'ils s'ennuyaient tellement avec ce couvre-feu et les autres lois nazies que ce cercle n'était qu'un prétexte pour passer une soirée dehors. Ils ont choisi la lecture comme ils auraient pu choisir autre chose.

    Je veux que votre article rétablisse la vérité sur ces gens. Ils n'auraient jamais ouvert un seul livre si Guernesey n'avait pas été occupée. Je pèse mes mots, vous pouvez me citer.

    Je m'appelle Clara S-A-U-S-S-E-Y. Trois s en tout.

    Clara Saussey (Mrs)

    Mary Ann SHAFFER & Annie BARROWS, Le Cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates, 2008.

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  • Un Noël de princes (K. MAZETTI)

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    C'est d'abord un titre incongru.

    le mec de la tombe.jpg

    Et puis une collection que j'adore : Babel, dont j'aime le velouté des couvertures et leurs illustrations.

    "Désirée se rend régulièrement sur la tombe de son mari, qui a eu le mauvais goût de mourir trop jeune. Bibliothécaire et citadine, elle vit dans un appartement tout blanc, très tendance, rempli de livres. Au cimetière, elle croise souvent le mec de la tombe d'à côté, dont l'apparence l'agace autant que le tape-à-l'œil de la stèle qu'il fleurit assidûment. Depuis le décès de sa mère, Benny vit seul à la ferme familiale avec ses vingt-quatre vaches laitières. Il s'en sort comme il peut, avec son bon sens paysan et une sacrée dose d'autodérision. Chaque fois qu'il la rencontre, il est exaspéré par sa voisine de cimetière, son bonnet de feutre et son petit carnet de poésie. Un jour pourtant, un sourire éclate simultanément sur leurs lèvres et ils en restent tous deux éblouis... C'est le début d'une passion dévorante. C'est avec un romantisme ébouriffant et un humour décapant que ce roman d'amour tendre et débridé pose la très sérieuse question du choc des cultures."

    Un vrai livre de vacances que ce Mec de la tombe d'à côté. Drôle, léger, soulignant avec finesse la difficulté d'établir une relation avec quelqu'un que tout sépare de vous mais qui cependant vous attire furieusement, il se dévore. La narration en alternance, tantôt Désirée tantôt Benny apporte encore plus de saveur au récit et l'on se surprend à compter les pages et regretter que cela se termine aussi vite. Et aussi... incorrectement.

    Et puis on se prend à réfléchir, revenir sur ce qu'on a lu et l'on s'aperçoit alors que, sous ses allures de chick'litt' estivales, ce roman pose de vraies questions et soulève de vrais problèmes : la difficulté de ne faire qu'un, le besoin de faire l'autre à son image ou, du moins, conforme à ses propres aspirations, l'impossibilité du renoncement à ce que l'on croit être soi, et alors, alors Le Mec de la tombe d'à côté devient un de ces livres doux-amers sur le couple et ses possibilités, ou plutôt, ses impossibilités. Et ça, cela parle à tout le monde...

    UN NOËL DE PRINCES

    Et alors j'ai jeté l'éponge, je l'ai appelé et j'ai demandé si je pouvais fêter Noël avec lui. Il a simplement dit oui sans réfléchir, je crois que nous avons été surpris tous les deux. J'ai raccroché, puis j'ai pleuré un peu et j'ai pensé à une portière de train mal refermée qui bat dans le noir.

    Le lendemain il est venu me chercher et nous avons fait un tour de shopping parmi la foule à Domus. Märta m'avait prêté un vieil exemplaire tout graisseux du Livre de cuisine des princesses, et j'ai acheté les ingrédients pour Caramels mous première méthode, Merveilles, Travers de porc farci (fausse oie) et Harengs à la russe. J'avais quelques autres projets en tête mais j'ai abandonné face à la pénurie dans les rayons de cendre de potasse, de moût de bière ou de lait entier cru. Benny était très enthousiaste pour Fromage de tête sous presse, mais la recette exigeait une tête de porc entière ce qui l'a fait abandonner et jeter son dévolu plutôit sur Hachis de mou. Il a prétendu qu'il pouvait  sans problème trouver de la fressure de veau (poumons et coeur). Alors que je cherchais en vain ma cendre de potasse au rayons Epices parmi toutes les variantes exotiques de chutney, Benny se sauva et revint avec un sac qu'il ne voulait pas ouvrir. Ensuite nous sommes rentrés à Rönnegarden.

    Nous avons allumé le néon de la cuisine, noué des torchons sur la tête et autour de la taille, posé le Livre de cuisine des princesses ouvert contre la télé et mis la main à la pâte.

    Caramels mous première méthode s'est bien passé. Nous avions évidemment oublié d'acheter les petits moules indispensables, mais Benny se passionna tout de suite pour la fabrication de moules plissés en papier sulfurisé d'après la description dans le livre. Nous versâmes la préparation dans ses petits chefs-d'oeuvre froissés, très satisfaits de nous-mêmes. Les Merveilles allaient moins bien. "Si vous travaillez trop la pâte, les merveilles gonfleront moins vite !" cita Benny avec sévérité, et il régla un minuteur sur deux minutes.

    Jusque là tout allait bien, mais quand vint l'étape de les tordre sur elles-mêmes par une incision dans la longueur puis de faire un noeud, on allait tout droit au casse-pipe.

    - File-moi une princesse et je vais te la tordre sur elle-même par une incision dans la longueur et y faire un noeud ! grommela Benny.

    Entre-temps, je luttai avec Travers de porc farci (fausse oie) et râlai sur la ficelle de cuisine et les aiguilles à trousser. Pour tout dire, nous sommes devenus de plus en plus flous et enclins aux raccourcis dans la préparation parce que nous n'avons pas cessé de picoler du vin chaud. Nous avons aussi eu une discussion animée pour savoir qui était faux, le pauvre travers de porc qui essayait de se faire passer pour une oie ou la pauvre oie qui n'avait jamais demandé à ce qu'on la mêle à tout ça. J'ai pris le parti du travers du porc et Benny celui de l'oie.

    Le Hareng à la russe fut très beau, un peu comme une oeuvre de jeunesse de Niki de Saint Phalle, celle qui faisait cuire du plâtre farci de couleurs et tirait dessus à la carabine pour créer de l'art.

    A onze heures et demi du soir, la cuisine se trouvait dans le même état que l'étable - mais ça sentait meilleur, dit Benny, et il s'endormit sur la banquette. Je nettoyai de mon mieux tout en sentant avec une satisfaction certaine des générations de ménagères épuisées se ranger derrière moi.

    Ensuite je le traînais au lit. Il était complètement soûl ! Je sais, moi aussi j'étais soûle, ça ternit peut-être légèrement l'image de la ménagère épuisée. Il se réveilla et geignit un peu quand il m'échappa des mains dans l'escalier, mais ensuite il se rendormit tranquillement. Je m'écroulai à côté de lui et fixai avec le sérieux de l'ivrogne ses papiers peints fleuris, je sentis même une tendresse sentimentale pour les rideaux en robe de gala.

    Katarina MAZETTI, Le Mec de la tombe d'à côté, 1998.

    Mon doudou, mon chéri
    Mon amour
    Mon amant, mon mari
    Mon toujours
    Des mots si doux
    Mais qui m'effraient parfois
    Je ne t'appartiens pas
    Des mots si chauds
    Mais à la fois si froids
    Je n'appartiens qu'à moi

    Jean-Jacques GOLDMAN, "Appartenir", 1987.

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  • Apocalypse now (J. GLASS)

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    Il y a des romans qui sont aussi appétissants à l'extérieur qu'à l'intérieur.

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    "Pâtissière à Greenwich Village, Greenie se consacre tout entière à son jeune fils et à sa passion, la cuisine, tandis que son mari semble plongé dans la mélancolie. Quant à son ami Walter, il panse ses peines de coeur. De passage à New York, le gouverneur du Nouveau-Mexique, conquis par le gâteau à la noix de coco de Greenie, lui propose de devenir chef cuisinier de sa résidence. Par ambition autant que par désespoir, elle accepte et part vers l'Ouest avec leur fils en abandonnant son mari. Leur vie va être bouleversée par ce départ précipité, qui provoquera une série d'événements échappant à tout contrôle."

    764 pages. On peut parler ici de "pavé". Et pourtant... Nulle lourdeur, nulle pesanteur, nulle indigestion à la lecture de ce roman qui déroule son fil, ou plutôt ses fils à travers les itinéraires de plusieurs personnages aussi attachants et différents les uns des autres. Il y a d'abord Greenie, la pâtissière géniale, mère d'un garçonnet de quatre ans non moins génial, mais mariée à un psy avec lequel elle a désormais l'impression de tourner en rond. Puis Walter, l'ami-voisin-confident de Greenie, restaurateur et coeur d'artichaut. Saga, mal remise d'un accident qui lui a laissé des séquelles neurologiques. Et puis plein d'autres, qui gravitent autour des premiers.

    Quand Ray McRae la contacte un jour, après avoir goûté son fabuleux gâteau à la noix de coco, Greenie croit d'abord à une blague : devenir la chef-pâtissière du gouverneur du Nouveau-Mexique et partir vivre à Santa-Fé, elle qui vit à New York et tient une pâtisserie en vogue ? Pourtant, encouragée par Walter et lassée de sa vie de couple, c'est ce qu'elle va faire. Et la voilà débarquant au pays des cow boys avec son fils Georges, ravi de cette nouvelle vie.

    Cependant, la vie va continuer à New York. Alan, le mari esseulé va entamer un processus de réflexion sur lui-même, Walter va faire venir son neveu californien, Saga va rencontrer tout ce petit monde de Bank Street, libraire, avocat, homme d'affaires... et tous vont se croiser, s'entrecroiser, voire s'entremêler...

    Raconté comme ça, vous pouvez avoir l'impression que je vous ressers un énième Anna GAVALDA ou une suite new yorkaise des Chroniques de San Francisco. Rien de tout cela pourtant. Car la plume de Julia GLASS n'a pas son pareil pour brosser avec délicatesse de portraits qui vont droit au coeur. Elle sait souligner le petit détail qui fait que nous reconnaissons chacun de ses personnages comme si nous l'avions connu depuis toujours. Elle les dissèque avec une précision redoutable mais néanmoins beaucoup d'humanité et la magie de la chose, c'est qu'arrivé aux dernières pages du livre, on s'aperçoit que tous ont connu une révolution (dans le sens étymologique : changement, innovation qui bouleverse l'ordre établi de façon radicale), à l'image des ces tours jumelles qui s'effondrent au cours des derniers chapitres, et que nous les avons accompagnés.

    Il est bien sûr question de cuisine dans ce roman, de pâtisserie - je vous recommande le gâteau de mariage de Ray (quatre parfums - vanille, sirop d'érable, orange et noix de coco - répartis presqu'au hasard dans les vingt-et-une couches des sept étages qui se trouvaient sous la couronne en noix de coco destinée à être conservée) - mais aussi d'amour, de blessures (Les mains d'un chef étaient pareilles à une carte, une histoire de mésaventures culinaires, parsemées de cicatrices de coupures, de piqûres, de brûlures...), de culpabilité, de concession et de résignation. C'est aussi un roman sur le passage à l'âge adulte, même s'il ne le dit pas, et sur la fin de l'innocence. Comme ne le montre pas particulièrement l'extrait suivant...

    APOCALYPSE NOW

    Walter était le propriétaire et patron tourbillonnant (non le chef : il aurait préféré mourir plutôt que de laver une laitue) d'un bistrot rétro qui servait des repas à haute teneur en cholestérol et protéines animales avec un orgueil patriarcal. Légitimement, si ce n'est modestement, nommé, Walter's Place avait de allures de salon tranformé en pub. Installé au rez-de-chaussée d'une vieille maison à deux pas de l'appartement de Greenie, il était agrémenté de deux cheminées, de nappe en tissu, d'un canapé de velours élégamment fatigué et (au diable les services d'hygiène) d'un bouledogue vagabond baptisé "le Bruce". (Comme Robert le Bruce, le roi d'Ecosse ? s'était souvent demandé Greenie sans jamais lui poser la question ; il est probable que le chien avait été appelé ainsi en hommage à quelque jeune et séduisant acteur porno pour lequel Walter nourrissait allègrement un désir sans lendemain. Il n'avait jamais été explicite quant à la nature exacte de ces désirs, se contentant de glisser çà et là quelques allusions.) Greenie n'avait pas une passion pour les plats typiquement eisenhoweriens dont la clientèle de Walter était gourmande - pour elle, la gourmandise était réservée aux desserts - , mais elle avait été ravie de décrocher le contrat. Depuis quelques années, elle voyait en Walter un allié plus qu'un client.

    Exception faire du gâteau à la noix de coco (fourré au citron et couvert d'un glaçage à la cassonade), la plupart des desserts qu'elle préparait pour Walter n'étaient ni ses meilleures recettes ni même les plus originales, mais tous étaient des modèles du genre : des desserts de braves citoyens bedonnants, du riz au lait, du pain perdu, du gâteau de vermicelle, autant de douceurs dont les Pères pèlerins et autres immigrants du temps du Mayflower auraient récupéré les prototypes pour les échanger illico contre la mousse aux sanguines, la glace à la poire ou les minuscules éclairs au chocolat de Greenie. Walter lui avait également commandé un apple pie, un cheesecake marbré aux fraises et un gâteau fourré qu'il lui avait demandé de créer exclusivement pour lui. "Sur une carte comme la mienne, tout le monde s'attend à trouver un gâteau cent pour cent chocolat, le truc mortel, tu vois, mais moi, ce que je veux, c'est une explosion de chocolat, un feu d'artifice, un volcan de chocolat !" lui avait-il dit.

    C'est ainsi que ce soir-là, après avoir couché Georges, elle était retournée jusqu'à l'aube dans le sous-sol qui abritait ses cuisines, à deux pas de chez elle, pour créer un gâteau. En principe, c'était le type même de dessert que Greenie avait en horreur, mais il incarnait une prospérité si opulente, une joie transgressive dans cet étalage de beurre, cette miraculeuse substance protéiforme aussi essentielle au chef pâtissier que le feu l'était à l'homme primitif.

    Walter avait baptisé le gâteau "Apocalypse Now". Greenie tint sa langue. A elle seule, sa dernière création doublait les quantités de chocolat qu'elle commandait tous les mois à son fournisseur. Le gâteau figurait au menu depuis à peine un mois que Walter avait parié avec elle un dîner aux langoustes qu'avant la fin de l'année le magazine Gourmet lui demanderait la recette, accroissant sa notoriété dans le monde de la gastronomie. Si tel était le cas, Greenie cèderait sans doute aux caprices d'une gloire passagère, mais pour l'heure ses affaires allaient au mieux.

    Julia GLASS, Refaire le monde, 2009.

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  • Marchés de Venise (M. DE BLASI)

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    Il y a des livres d'instinct : Mille Jours à Venise appartient à cette catégorie. On lit "Venise", on aperçoit une photo de cette lagune unique et inimitable et, d'emblée, on tend la main vers le livre.

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    "Ce n'est pas un conte, c'est une histoire vraie. L'enthousiaste et désarmante Marlena, bouleversée par sa rencontre avec son " bel étranger ", va liquider en quelques semaines tout ce qu'elle avait en Amérique, une jolie maison, un charmant restaurant, une brillante carrière de critique gastronomique et de " chef ", pour aller vivre avec lui à Venise. Certes, il y aura pas mal d'obstacles à surmonter, la langue qu'elle ne parle pas, l'appartement sinistre de son mari, la solitude, l'ennui, car elle n'a ni amis ni travail là-bas. Mais Marlena a de ta ressource et elle va nous entraîner dans le récit plein d'humour de ses découvertes, de ses mécomptes, puis de son bonheur à se sentir peu à peu " acceptée ". Jusqu'au jour où l'imprévisible Fernando lui réservera une drôle de surprise..."

    Et on ne regrette pas d'avoir tendu la main. C'est un vrai moment de bonheur que Marlena DE BLASI nous fait partager. Sa rencontre, elle un peu cabossée, lui un peu carapaçonné, avec un bel Italien aux yeux bleus et aux faux airs de Peter Sellers puis son installation, sur un coup de tête comme un coup de foudre, sur l'ïle du Lido, dans l'appartement familial pour le moins rudimentaire. Et c'est la découverte d'une vie quotidienne dans une ville-musée, une ville-cliche presque, que tout le monde croit connaître et qu'elle nous donne à découvrir sous un autre jour.

    Bien sûr, on n'échappe au côté très américain, à ce stylisme très D&Co qui recouvre de tissus les meubles et allume des bougies partout (pour l'ambiance) mais j'ai aimé cette chronique d'une installation et d'une intégration dans un Venise inédite. Marlena DE BLASI joue judicieusement de petites phrases en italien, voire en vénitien, qu'elle s'empresse de traduire pour la couleur locale et son passé de restauratrice et journaliste gastronomique donne beaucoup de saveur(s) à son histoire. Ainsi cette description de marché vénitien :

    MARCHES DE VENISE

    Peut-être que ce que je préfère à tout, sur le marché, c'est l'étal de la marchande d'oeufs, une simple table qu'elle n'installe jamais tout à fait de la même façon. Je vais finir par comprendre que, chaque fois, cela dépend d'où vient le vent, parce qu'elle cherche avant tout à protéger ses poules. C'est fascinant de la voir faire. Tôt le matin, elle arrive de sa ferme située sur Sant'Erasmo, en portant un vieux sac en toile avec cinq ou six volatiles dedans. Elle fourre ledit sac sous la table et se penche pour parler en dialecte vénitien à ses pensionnaires qui caquettent en s'agitant comme des folles : "Dai, dai me putei, faseme dei bei vovi ! Allez, allez, mes bébés, faires-moi de beaux oeufs !" Après quoi, elle s'assoit, attend le client, ais de temps à autre se baisse à nouveau et fouille dans le sac. Sur sa table, elle a posé une pile de carrés de papier journal impecablement découpés dans lesquels elle va envelopper l'un après l'autre chaque oeuf nouvellement pondu, qu'elle déposera ensuite dans un panier en osier tressé, avec la délicatesse, disons, d'une madone de Bellini. [...]

    Les heures passées au milieu de ces hommes et de ces femmes ont quelque chose de lumineux que je garde encore au fond de moi. Ils m'ont appris tant de choses sur la nourriture, sur la cuisine, sur la patience. Ils m'ont parlé de la mer, de l'influence de la lune, de la guerre, de la faim, de grands festins aussi. Ils m'ont raconté leurs histoires, m'ont chanté leurs chansons et, peu à peu, ils sont devenus ma famille et moi j'ai été leur enfant. Je sens encore leurs mains déformées et rugueuses entre les miennes, leurs baisers humides et âcres sur mes joues. Je revois leurs bons yeux un peu délavés à la couleur de base, ceux qui se sont toujours contentés de ce que la vie leur a donné, des descendants de femmes qui n'ont jamais orné leurs cheveux de perles, d'hommes qui n'ont jamais porté d'habits de satin, ni bu de thé au café Florian. Ils sont les autres Vénitiens, ceux qui ont, jour après jour, traversé la lagune pour aller vendre au marché les produits de leur ferme, ne s'arrêtant que pour pécher le poisson du dîner ou réciter une prière dans une petite église isolée. Ils ne sont jamais allés faire un tour sur la piazza San Marco.

    Un jour je passais devant l'étal de Michele. Il était penché sur une pile de petits oignons argentés dont il nouait la tige séchée pour faire une tresse. Sans relever la tête, il m'a tendu d'une main une grappe de tomates minuscules, qui ressemblaient à de tout petits boutons de roses. J'en ai cueillie une que j'ai gardée dans ma bouche un moment avant de la mâcher lentement. Sa saveur et son parfum équivalaient à ce qu'aurait distillé un kilo entier de tomates mûries au soleil et c'était là, dans ce minuscule fruit rouge. Toujours sans me regarder, Michele a demandé : "Hai capito ? Vous avez compris ?" Il voulait dire : "Comprenez-vous qu'il s'agit des meilleures tomates du monde ?" Il savait très bien que je le savais aussi.

    Marlena DE BLASI, Mille Jours à Venise, 2009.

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  • On n'a rien inventé, ou la cuisine du Moyen-Age (K. PANCOL)

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    Il y a de cela fort longtemps, je lisais Katherine PANCOL. C'était l'époque de Moi d'abord, Scarlett, si possible ou Une Si Belle Image : Jackie Kennedy . Et puis je me suis lassée. Je trouvais que cela manquait de nouveauté : les thèmes étaient toujours les mêmes et on tournait un peu en rond. Et puis j'ai eu entre les mains :

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    "Ce livre est une bourrasque de vie... Un baiser brûlant du seul qu'on ne doit pas embrasser. Deux bras qui enlacent ou qui tuent. Un homme inquiétant, mais si charmant. Une femme qui tremble et espère ardemment. Un homme qui ment si savamment. Une femme qui croit mener la danse, mais passe son tour. Des adolescents plus avertis que les grands... Un homme qui joue les revenants. Un père, là-haut dans les étoiles, qui murmure à l'oreille de sa fille... Un chien si laid qu'on s'écarte sur son passage. Des personnages qui avancent obstinément, comme de petites tortues entêtées qui apprendraient à danser lentement, lentement, dans un monde trop rapide, trop violent."

    Bon, j'avoue tout de suite la première lacune : je n'ai pas lu le premier, Les Yeux jaunes des crocodiles. En même temps, je le dis pour ceux qui risquent d'être dans le même cas, cela n'a rien de dramatique : en trois pages, le résumé des épisodes précédents est bouclé et l'on entre sans souci dans cette histoire. Donc Joséphine, historienne effacée et qui a toujours vécue pour les autres, s'est retrouvée malgré elle écraivain à succès. Elle habite maintenant un bel appartement dans le XVIème où ni elle ni sa fille cadette ne se sentent à l'aise et découvrent que la vie des riches, ce n'est pas cela...

    J'ai d'abord pensé que Katherine PANCOL s'était lancé dans le Gavalda : personnages bancals, forte propension à s'attacher aux éclopés de la vie, sauf que... Katherine PANCOL n'est pas Anna GAVALDA et que son univers sonnait vraiment faux à mes oreilles. Et puis le roman a commencé à partir dans tous les sens : paranormal avec le père mort en Afrique qui envoyait des certes postales à ses filles, policier avec des assassinats dans l'immeuble huppé, bref, un grand fourre-tout qui s'étirait sur 752 pages, se concluant par un carnage généralisé. Bref, vous l'aurez compris, je n'ai pas franchement aimé.

    L'impression qu'il m'a laissé est de, pour reprendre l'expression des feuilletonistes du XIX° siècle, "tirer à la ligne" : essayer de dire un maximum de choses sur tout quand on n'a pas grand-chose à ire sur son histoire à proprement parler. En témoigne cet extrait, tout à fait intéressant au demeurant sur un plan historique, des pensées de Joséphine préparant la dinde de Noël.

    ON N'A RIEN INVENTE

    ou la Cuisine du Moyen-Âge

    On n'a rien inventé, ruminait Joséphine en s'écorchant les doigts sur les marrons. Les fast-food existaient au Moyen-Âge. Tout le monde ne possédait pas sa propre cuisine, les logements en ville étant trop petits. les célibataires et les veufs mangeaient dehors. Il existait des traiteurs, des professionnels de l'alimentation ou "chair cuiters", qui installaient des tables dehors et vendaient des saucisses, des petits pâtés ou des tourtes à emporter. L'ancètre des hot dogs ou des MacDos. La cuisine représentait un secteur très important de la vie quotidienne. lesmarchés étaient bien approvisionnés, huile d'olive de Majorque, écrevisses et carpes de la Marne, pain de Corbeil, beurre de Normandie, lard du Ventoux, tout arrivait aux halles de Paris. Dans les bonnes maisons, il y avait un "maître-queux", qui du haut de sa chaire agitait sa louche pour indiquer à chacun son travail. Il surveillait les "happe-lopins" ou galopins, ces enfants de cuisine qui arrachaient des morceaux de nourriture pour les avaler en cachette. Les cuisiniers s'appelaient "Poire molle", "Goulu", "Rince-pot", "Taillevent". Les recettes s'écrivaient en mesures religieuses. On faisait cuisine "de l'heure des vêpres jusqu'au soir", bouillir les raviolis de viande le temps de deux Pater Noster, les noix pendant trois Avé Maria. Dans les cuisines, les marmitons récitaient des prières, surveillaient la cuisson, goûtaient, priaient à nouveau en reprenant leur chapelet. La haute noblesse utilisait la feuille d'or pour décorre les plats. le repas donnait lieu à une vraie cérémonie. les cuisiniers s'effroçaient de préparer des plats en couleurs, le civet rosé, la tarte blanche, la sauce cameline pour accompagner le poisson frit. La couleur aiguisait l'appétit, les aliments blancs étant réservés aux malades qu'il convenait de ne pas exciter. Chaque plat changeait de couleur selon la saison : le potage de tripes était brun en automne, jaune en été. Le comble du raffinement étant la sauce italienne "bleu cléleste". Et, pour plaire aux convives, le cuisinier peignait les armoiries sur les plats en gelée, déposair des grains de grenade ou des fleurs de violette. Inventait des "mets déguisés" dignes de figurer dans des films d'épouvante. Il fabriquait des animaux fantastiques ou des scènes humoristiques en assemblant des moitiés d'animaux différents. [...] Il y avait aussi les entremets-surprise : on plaçait des oiseaux dans une tourte en pain, on soulevait le couvercle au moment de servir et les oiseaux s'envolaient, effrayant l'assistance ravie. Je devrais essayer un jour, se dit Jo en retrouvant le sourire.

    Katherine PANCOL, La Valse lente des tortues, 2008.

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