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Soupes et écriture (C. PELLETIER)

Imprimer Catégories : Littérature gourmande

Chantal PELLETIER a judicieusement choisi son titre : Voyages en gourmandises. Dans cette série "Exquis d'écrivains", son petit livre apporte un joli regard sur le thème. Je l'avoue, ce volume est mon préféré des trois sortis actuellement. J'ai aimé sa langue sensuelle, son écriture voluptueuse et puis, elle a réveillé chez moi une douce nostalgie. En effet, mon grand-père maternel était bressan et toujours, je l'ai vu les soirs d''été manger ce que nous appelions chez nous la "soupe de lait" : des morceaux de pain arrosés de lait froid. Et nous adorions l'imiter ! Manger la soupe de lait avait un délicieux goût de plaisir défendu : une soupe froide ! et sans légumes ! un vrai bonheur d'enfant !

C'est avec bonheur, émotion et nostalgie que j'ai retrouvé cette soupe au fil des pages de Chantal PELLETIER. J'y ai appris que notre "soupe de lait" portait un nom chez elle : la fraisée. Et comme les lignes qui suivaient elle évoquait les rapports étroits qu'elle entretenait entre écriture et littérature, thème qui m'est cher comme vous a pu le constater, je n'ai pu résister à vous recopier ses lignes. Voici donc :

SOUPES ET ÉCRITURE

Cours élémentaire. Sujet de ma première rédaction : "Faites une description". J'avais choisi de détailler les ingrédients d'une soupe de légumes... Reine des trois repas, matin, midi et soir, la soupe fut mon premier paysage, ma première évasion, mon premier personnage, couleurs, consistances, yeux du bouillon, cheveux de vermicelle, perles du tapioca...

A la soupe ! Façon, chez ma grand-mère, à la campagne, de dire A table ! pour manger la sope. De légumes, verte au cresson, orange au potiron, grasse du pot-au-feu, froide et minimaliste des soirs d'été : des morceaux de pain sec arrosé d'un lait crémeux à température de cave, un lait qui faisait une grosse peau dès qu'on le laissait reposer. Oui, du lait et du pain, la fraisée, ça s'appelait, parce que ça faisait frais, ça vous requinquait les soirs d'été pleins de guêpes et d'odeurs de foins coupés.

A chaque saison sa soupe, celle à la tomate faite avec le coulis des bocaux épaissi à la farine, celle dans laquelle on jetait herbes des chemins, orties, fanes de carottes, et puis, la royale, celle qui contenait un gros morceau de lard salé, pas de malheureux petits lardons en barquette de supermarché, non, du lard, du vrai, charnu, au tendre feuilletage blanc, rose, pourpre. Ce régal !

J'ai abandonné le lard, mais gardé un goût immodéré pour la soupe. Divine comme la sopa di pollo savourée dans les Andes péruviennes, à Chavin, après des jours de camion pour franchir la Cordillère blanche. La soupe au pistou que Claude cuisine à la saison des cocos. La soupe au miso de l'ami Taka. La bouillabaisse de Mireille. Le gaspacho de Serge. La soupe orange-gingembre de Iolande, celle aux crevettes et à la citronnelle de M. Tranh, les listes, toujours, cette marotte lassante, agaçante, de dénombrer les bonnes choses, car on pourrait les oublier.

La soupe principale, chez ma grand-mère, était, elle, impossible à oublier. Faite de farine de maïs grillée : les gaudes. Bien de chez nous, rien qu'à nous, les gaudes avaient été inventées par nos ancêtres. Certains disaient que ce n'était pas à cause des Dombes de Bresse et de leurs moustiques qui nous avaient jadis donné la malaria, ni des grains de maïs qu'on trouvait dans le gésier omnivore de nos poulets (les meilleurs du monde), mais à cause de la couleur de notre soupe qu'on appelait les Bressans les ventres jaunes. Les mangeurs de maïs. [...]

Quand l'assiette de gaudes fumait devant moi, je lui trouvais la beauté ronde et chaude du soleil. Mes joues baignaient dans cette savoureuse vapeur et je ne perdais rien du spectacle : imperceptiblement, la soupe figeait, formait une mince carapace un peu plus sombre, et, sur cette écorce fragile, on versait le lait de la traite du soir, épais, mousseux, parfumé. Sous cette froidure, la peau des gaudes durcissait en une croûte plus robuste, croquante.

La cuillère plongeait alors dans cette steppe dorée noyée de neige. Dans la bouche se mêlaient glacé, brûlant, liquide, compact, tendre, croustillant, et chaque cuillerée formait un nouveau paysage, redessinait des lacs blancs, des canyons sableux... C'était le plus beau des voyages. Pourtant, au cours élémentaire, pour cette toute première rédaction décrire  une soupe, je n'ai pas osé choisir les gaudes, je me suis contentée d'une soupe de légumes. Carottes, oignons, poireaux, pommes de terre, tout y est passé, pas à la moulinette : en morceaux coupés fins, version minestrone. L'important était de détailler la liste. La soupe de mots comme de légumes, je connaissais bien.

Écrire a donc d'abord signifié décrire la soupe et sortir de la soupe du patois, pleine de trucs et de machins, pour dire une émotion, un sentiment. Je croyais, et j'ai cru longtemps, que seuls les livres parlaient de ces choses-là, et j'étais bien d'accord pour qu'ils volent à la nourriture sa place principale.

J'adorais l'école, car j'y plongeais dans l'écrit (les cris, je visualise ce mot toujours de cette façon) qui devint mon plat préféré. Loin de ce bouillon, cosmique, je m'ennuyais trop. Alors, le stylo a remplacé la fourchette, le clavier l'assiette, je me suis attablée, et je suis partie en voyage.

Chantal PELLETIER, Voyages en gourmandises, 2007.

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Commentaires

  • Et tu en rajoutes a chaque fois, des livres, a ma liste.

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