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gourmandise - Page 4

  • Le lièvre à la sauce au chocolat (J. BARNES)

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    J'avoue cette grande lacune : je n'avais jamais lu de Julian BARNES. Je me souvenais d'un érudit anglais à l'oeil pétillant présentant il y a fort longtemps Le Perroquet de Flaubert, mais jamais je ne m'étais hasardé à entamer un livre de cet auteur. Jusqu'à ce que je tombe par hasard sur un petit opuscule intitulé Un Homme dans sa cuisine :

    Un_homme_dans_sa_cuisine

    "Autrefois, dans la famille Barnes, jamais un homme ne se serait risqué devant un fourneau. La cuisine, c'était une affaire réservée aux femmes... Mais quand Julian est parti vivre à Londres, il a dû s'y mettre et on peut dire désormais que ses progrès ont été spectaculaires, sinon rapides... Un des plus célèbres écrivains anglais d'aujourd'hui va nous livrer ici le désopilant récit de ses trouvailles (parfois curieuses, voir le saumon aux raisins secs), de ses échecs (souvent savoureux, voir pourquoi il a raté le lièvre à la sauce au chocolat) et de ses coups de gueule (ah, ces livres de cuisine tous aussi imprécis les uns que les autres !). Celui qui se définit comme un " obsessionnel anxieux " nous fait partager ses angoisses et bien sûr ses enthousiasmes - en nous livrant au passage de bien délicieux secrets."

    Avouez que la mise en bouche était tentante... et pourtant, je suis restée sur ma faim. Certes le livre est bien écrit, certes le ton est alerte, mais l'ensemble est resté bien trop "rationnel" pour moi. Pas de ce petit grain de folie typiquement british, non, l'auteur énonce avec brio, voire verve, ses expériences culinaires, ratées ou réussies, ses critiques de grand chef ou, au contraire, ses admirations, mais cela manquait cruellement, pour moi, de vie, de chair ou, disons-le carrément, d'appétit. "L'obsessionnel anxieux", tel qu'il se définit, l'est bien : pinailleur, angoissé, mesuré, bref, tout ce qui est bien loin de l'idée que je me fais de la cuisine.

    Dans le chapitre intitulé "Une fois suffit", il évoque ces plats que l'on ne mange qu'une fois, parce que liés aux circonstances, ainsi ce :

    LIÈVRE A LA SAUCE AU CHOCOLAT

    Il y a aussi des plats que l'on ne cuisine qu'une fois, et avec un certain succès - plusieurs petits désastres banals au cours de la préparation, mais rien d'extraordinaire, rien qui ne vous empêche d'imaginer leur éventuelle saveur, dans un monde parfait. Pourtant, pour des raisons étrangères au cuisinier, on est incapable de recommencer. Peut-être que l'un des invités a vomi dans la rue - de toute façon quelque obstacle psychologique mineur se présente chaque fois que le livre s'ouvre par hasard à cette page-là, au cours des années suivantes.

    J'ai préparé un jour un Lièvre à la sauce au chocolat pour un amiral en retraite. Cela vous paraît un bon choix de menu ? C'était assurément discutable puisque je n'avais jamais tenté ce plat pour personne. [...]

    La recette provenait des Bonnes Choses de Jane Grigson. Une fois le ragoût cuit, on prépare la sauce en mélangeant le sucre dans une casserole jusqu'à ce qu'il fonce légèrement, puis on verse le vinaigre de vin. La sauce est censée se transformer en sirop épais auquel on rajoute le chocolat, les pignes, l'écorce confite, etc. Au lieu de quoi, le mélange se rebiffa avec violence, lâcha une bordée d'éclairs et de grésillements, et se transforma sur-le-champ en une barre de caramel amer. Je ne m'en sortirais pas par un coup de bluff. Le lièvre m'attendait, d'un côté, les ingrédients pour finir la recette, de l'autre ; seule la sauce pouvait faire qu'ils se rencontrent.

    Je sortis une nouvelle casserole, et j'étais en train de faire fondre le sucre avec appréhension quand j'entendis l'amiral déclarer sa flamme à Celle-pour-qui-l'obsessionnel-cuisine. Ce fut assez inattendu pour moi, pour elle, et à l'entendre, pour l'amiral aussi. Il s'exprimait d'une voix forte et précise, comme il convient à quelqu'un habitué à donner des ordres.

    "Que faire lorsqu'on tombe amoureux ?" demandait-il. Question qui n'avait rien de rhétorique et qui m'est restée en mémoire depuis.

    Le sucre commença à fondre alors que mon coeur, je dois le confesser, se durcissait. Le nez dans le livre de cuisine, mais les oreilles tendues vers la salle à manger, je n'étais peut-être pas au maximum de ma concentration. J'arrivai de nouveau au moment-clef de la gastro-fusion, et la même explosion se produisit. Devais-je y voir un présage de mauvais augure ? Désolé, amiral, le menu a changé. On mange du Lièvre à la sauce chocolat mais sans la sauce. Elle croupit au fond de la cale. Et au fait, méfiez-vous des petits os dangereux qui pourraient se coincer dans la gorge.

    Depuis cette soirée, je n'ai jamais été tenté de refaire du Lièvre à la sauce au chocolat. En revanche, je me suis parfois demandé à quoi pouvait ressembler de l'amiral rôti.

    Julian BARNES, Un Homme dans sa cuisine, 2003.

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  • Petit déjeuner dominical à Istanbul (E. SHAFAK)

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    Pour moi, la Turquie, jusqu'à présent, cela se résumait à quelques vagues clichés : Sainte-Sophie, la Cappadoce, les clubs de foot de Galatasaray et Fenerbahçe, et un chiffon rouge agité régulièrement par nos politiques : l'entrée de la Turquie dans la Communauté européenne.

    Je me souvenais bien qu'en classe de Cinquième, nous avions évoqué Byzance, puis Constantinople, mais bon, Istanbul, le génocide arménien, tout ça, c'était très vague...

    La_B_tarde_d_Istanbul

    Et puis le roman d'Elif SHAFAK est arrivé. Et là, d'une part tout s'est éclairé, mais surtout, tout s'est humanisé. Toutes ces entités sont devenues concrètes et ont pris visage humain, féminin surtout. En cette proche fin d'année, je mettrais sans aucune hésitation La Bâtarde d'Istanbul dans mes romans préférés de l'année 2007. J'ai dé-vo-ré ce livre et sa lecture fut un pur bonheur ! Tout y était : l'histoire, complexe, retorse et rebondissante à souhait, les personnages, pittoresques et attachants, le style, fait d'acidité, d'humour, de nonchalance, de gourmandise et de précision, et l'arrière-plan, enfin, cette Turquie qui a voulu faire table rase de l'avant-1923, ce confluent d'un monde d'une richesse incomparable et qui aura été sacrifié sur l'autel du XXème siècle, cette civilisation perdue, comme le dit si bien Amin MAALOUF dans sa préface : "un vieux rêve aujourd'hui malmené, celui d'un Orient aux langues et aux croyances multiples, celui de cette galaxie d'étoiles resplendissantes qui avaient pour nom Alexandrie, Salonique, Smyrne, Beyrouth, Bagdad, Sarajevo, et d'abord, à tout seigneur tout honneur, la sublime et millénaire Constantinople où se côtoyaient des Serbes, des Albanais, des Bulgares, des Polonais en rupture de ban, des chrétiens échappés de Mésopotamie et des Juifs chassés d'Espagne..."

    L'histoire ? elle est multiple. C'est celle des familles Kanzanci et Tchakhmakhchian, celles des cousines Asya la Turque et Armanoush l'Arménienne. Histoires d'exils, de familles, de destins. Le roman d'Elif SHAFAK est plein d'odeurs, de saveurs, d'épices (chacun des chapitres porte d'ailleurs un titre "alimentaire", de "cannelle" à "pignons de pin"). Voici donc un :

    PETIT-DÉJEUNER DOMINICAL A ISTANBUL

    " Je rêve ! Tu es exactement dans la position où je t'ai trouvée il y a une demi-heure ! Qu'est-ce que tu fais encore au lit, espèce de fainéante ?

    Tante Banu venait de passer la tête dans sa chambre, sans avoir éprouvé le besoin de s'annoncer avant. Elle portait un voile d'un rouge si lumineux que, de loin, on aurait dit une grosse tomate bien mûre.

    - Nous avons vidé tout un samovar en t'attendant, princesse. Allez, viens. Haut les coeurs ! Tu sens cette odeur de sucuk grillé ? Ça ne te donne pas faim ?

    Elle referma la porte sans attendre de réponse.

    Asya grommela entre ses dents, remonta la couette jusqu'à son nez et se tourna de l'autre côté.

    Article quatre : Si les réponses ne t'intéressent pas, ne pose pas de questions.

    Au milieu de l'effervescence caractéristique d'un petit déjeuner du week end, elle entendit le thé s'écouler du robinet d'un samovar, les sept oeufs bouillir dans la marmite, les tranches de sucuk grésiller dans la poêle à frire, et les émissions défiler sur l'écran de la télé : dessins animés, clips vidéo, nouvelle locales, informations internationales. Asya n'avait pas besoin d'aller jeter un oeil au salon pour savoir que grand-mère Gülsüm régnait sur le samovar, que tante Banu - qui avait retrouvé son appétit après ses quarante jours de pénitence soufie - grillait le sucuk, et que tante Feride zappait, incapable de choisir un programme et suffisamment schizophrène pour en absorber plusieurs en même temps ; tout comme elle brûlait de se consacrer à tant d'activités différentes qu'elle finissait par ne rien faire du tout. [...]

    La table pliante du petit déjeuner était dressée depuis longtemps. En dépit de son humeur grognon, Asya ne put s'empêcher de noter que, lorsqu'elle était ainsi parée, cette table s'harmonisait parfaitement avec l'immense tapis couleur brique dont les motifs floraux intriqués étaient mis en valeur par une belle bordure corail. Il y avait des olives noires, des poivrons rouges farcis aux olives vertes, du fromage frais, du fromage tressé, du fromage de chèvre, des oeufs durs, des gâteaux au miel, de la sauce buffalo, de la confiture d'abricot et de la confiture de fraise faite maison et de tomates à la menthe et à l'huile d'olive, présentés dans de jolies coupes en porcelaine. Le fumet délicieux des böreks, ces délicats feuilletés fondants au fromage frais, aux épinards, au beurre et au persil, arrivait de la cuisine.

    Elif SHAFAK, La Bâtarde d'Istanbul, 2007.

    A savoir : Elif SHAFAK a été amenée devant la justice turque pour avoir "insulté l'identité nationale". Elle encourait une sentence de trois ans de prison et a été finalement acquittée.

    "Les histoires de famille s'entremêlent de telle sorte que des événements survenus il y a plusieurs générations peuvent influer sur le présent. Le passé n'est jamais mort et enterré.

    La vie est une coïncidence, même si parfois, il vous faut un djinni pour vous en rendre compte." (E. SHAFAK)

     

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  • Noël avant l'heure ! - "Truffes" (Colette)

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    L'autre soir, le père Noël des gourmets est passé avant l'heure chez nous... Bon, il ne s'appelait pas Noël, il n'avait pas de hotte bien chargée, seulement un pot de confiture sans confiture mais plein de parfums enchanteurs :

    Truffes

    Comment décrire le parfum de la truffe noire cueillie de la veille ? Il est... indomptable. Unique, à la fois sauvage et suave, plein du goût de la terre et cependant d'une infinie sophistication, c'est bien simple, on n'a qu'une envie : en mettre de partout ! Alors, en attendant les recettes, je ne résiste pas à vous rapporter les mots de COLETTE pour évoquer les truffes. Voici donc :

    TRUFFES

    Tout est mystère, magie, sortilège, tout ce qui s'accomplit entre le moment de poser sur le feu la cocotte, le coquemar, la marmite et leur contenu, et le moment plein de douce anxiété, de voluptueux espoir, où vous décoiffez sur la table le plat fumant. [...]

    On ne fait bien que ce qu'on aime. Ni la science, ni la conscience ne modèlent un grand cuisinier. De quoi sert l'application où il faut l'inspiration ? Je suis née dans un pays de province où l'on gardait encore, comme le secret d'un parfum ou d'un onguent miraculeux, des recettes que je ne trouve dans aucun codex culinaire. On les transmettait de bouche à oreille, l'occasion d'une fête carillonnée, le jour du baptême d'un premier-né, d'une "confirmation". Elles échappaient, pendant le long festin de noces, à des lèvres desserrées par le vieux vin :ainsi ma mère reçut en confidence la manière de préparer certaine "boule" de poulet, projectile ovoïde cousu dans une peau de poule désossée. Comment recomposer maintenant le secret de cette "boule" débitée, sur la table, en larges tranches rondes où brillaient l'oeil noir de la truffe, la verte fève de la pistache ?

    Du moins j'appris - dans une Puisaye truffière dont le sol nourrit une truffe grise, de bonne odeur et de goût nul - à me servir de la vraie truffe, la noire, la périgourdine. C'est la plus capricieuse, la plus révérée des princesses noires. On la paie son poids d'or, le plus souvent pour en faire un piètre usage. On l'englue de foie gras, on l'inhume dans une volaille surchargée de graisse ; on la submerge, hachée, de sauce brune, on la marie à des légumes masqués de mayonnaise... Foin des lamelles, des hachis, des rognures, des pelures de truffe ! Ne saurait-on l'aimer pour elle même ? Si vous l'aimez, payez sa rançon royalement, ou écartez-vous d'elle. Mais l'ayant achetée, mangez-la seule, embaumée, grenue, mangez-la comme un légume qu'elle est, chaude, servie à fastueuses portions. Elle ne vous donnera pas, une fois étrillée, grand-peine ; sa souveraine saveur dédaigne les complications et les complicités. Baignée de bon vin blanc très sec - gardez le champagne pour les banquets, la truffe se passe très bien de lui - , salée sans excès, poivrée avec tact, elle cuira dans la cocotte noire couverte. Pendant vingt cinq minutes, elle dansera dans l'ébullition constante, entraînant dans les remous et l'écume - tels des tritons joueurs autour d'une noire Amphitrite - une vingtaine de lardons, mi-gras, mi-maigres, qui étoffent la cuisson. Point d'autres épices ! Et "raca" sur la serviette cylindrée, à goût et à relents de chlore, dernier lit de la truffe cuite ! Vos truffes viendront à la table dans leur court-bouillon. Servez-vous sans parcimonie ; la truffe est apéritive, digestive. Croquez la gemme des terres pauvres en imaginant, si vous ne l'avez pas visité, son désolé royaume. Car elle tue l'églantier, anémie le chêne, et mûrit sous une rocaille ingrate. Imaginez l'hiver périgourdin sévère, la rude gelée qui blanchit l'herbe, le cochon rose dressé à une prospection délicate...

    COLETTE, "Rites" in Prisons et Paradis, 1932.

    Autre citation, dont je ne trouve plus la référence :

    Si j'avais un fils à marier, je lui dirais : "Méfie-toi de la jeune fille qui n'aime ni le vin, ni la truffe, ni le fromage, ni la musique."

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  • L'empereur qui n'aimait que les douceurs (H. CHUN-MING)

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    Je l'avoue, j'ai un gros faible pour les albums "orientalisants". Les contes et légendes asiatiques me ravissent et leurs illustrations sont souvent un peu bonheur. L'album de Hwang CHUN-MING ne fait exception à la règle : poésie de l'histoire, illustrations en papier déchiré, idéogrammes chinois, je me suis régalée à dévorer cette histoire:

    L_empereur_qui_n_aimait_que_les_douceurs

    Imaginez qu'au pays de Chu, deux mandarins luttent pour s'attirer les faveurs de l'empereur. L'un, soucieux de sa santé, lui propose des plats salés. L'autre, désireux de rendre le souverain gâteux, le gave de sucreries. Et cela se finira mal... Voici donc :

    L'EMPEREUR QUI N'AIMAIT QUE LES DOUCEURS

    empereurL'empereur trouvait délicieux les bonbons de Jin Shang, mais n'en appréciait pas moins les mets salés de Qu Yuan ; et chaque fois qu'il en avait mangé ou qu'il avait assaisonné son repas de quelques grains de sel, l'empereur se sentait en pleine forme et débordant d'énergie. Souvent, devant sa cour et son armée, il louait la saveur du sel et remerciait Qu Yuan des attentions qu'il avait pour lui.

    Jin Shang rongeait alors son frein et redoutait que l'empereur ne lui préfère aussi Qu Yuan. C'est pourquoi il décida d'agir sans perdre plus de temps. Il fit fabriquer toutes sortes de friandises multicolores, sucrées et épicées à point, si appétissantes que nul ne pouvait y résister.

    Lors d'une absence de Qu Yuan, il s'empressa de les offrir à l'empereur.

    Hwang CHUN-MING, L'empereur qui n'aimait que les douceurs, 2006.

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  • La cuisine de l'amitié (J. HERRY)

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    En ce moment, avec mes élèves de Troisième, je suis en plein dans l'autobiographie. Le gros morceau de la Troisième, en Français. L'idée, c'est, tout en étudiant les incontournables classiques du genre, d'arriver à leur faire lire un texte autobiographique - ou y ressemblant - qui ne les lasse pas trop tôt, leur donne envie d'aller jusqu'au bout et, soyons fous, d'en lire d'autres. Évidemment, pour éviter que les trois-quarts ne s'en aillent au galop il faut que cela réponde à des critères précis dont le premier se résume à : "Combien de pages ?" Puis, mais loin derrière, "Ça parle de quoi ?". Toujours prête à aller plus loin dans l'innovation, j'ai proposé Il n'y a pas beaucoup d'étoiles ce soir à une classe Cinéma, qui n'y a pas compris grand-chose, Mort d'un silence à une autre, pour qui le juge Boulouque et les attentats de 1986 étaient très loin, puisque d'une époque où ils n'étaient même pas nés ! Certains courageux ont tenté Stupeur et tremblements, et parfois saisi que cela se passait au Japon... Bref, n'allez pas croire que je porte un jugement désespéré sur mes élèves, mais disons que je suis toujours en quête du livre qui marche. Et depuis deux-trois ans, il y en a un qui fait un tabac à chaque fois. On me le réclame même d'une année sur l'autre, c'est dire... Kiffe kiffe demain, de Faïza GUENE. "Parce qu'on comprend ce qu'elle dit...", "Parce que ça parle de notre vie..." etc...

    Jeanne_herryPourtant ce n'est pas de ce premier roman - car il s'agit d'un roman - dont je vais vous parler, mais d'un petit livre qui pourrait bien connaître le même succès chez mes autres élèves. Parce qu'il est court (126 pages), qu'il est écrit par une fille de vingt-quatre ans et qu'il traite d'une enfance et d'une adolescence qui, sans être tragiques, eurent leurs fêlures. Bien sûr tout le monde n'a pas, comme Jeanne, des parents célèbres, même si elle traite avec beaucoup de pudeur de cet aspect des choses, mais tout le monde a été plus ou moins confronté à la séparation, à la disparition d'un être cher, au deuil de l'enfance à faire. Le fil conducteur du livre, c'est la mort du grand-père. sa lente décrépitude et la famille rassemblée autour de lui. Et puis cela part dans tous les sens, telle une araignée qui tisserait sa toile de souvenirs. L'écriture est précise, juste, sans aspérités, elle coule avec fluidité. Voici donc :

    LA CUISINE DE L'AMITIÉ

    Mon psy me comprend. On peut dire que c'est un miracle. Il bâille, mais il m'entend. Et plus important que tout : il prend mes sentiments au sérieux. Pour parler de mes amitiés, il emploie le mot "casseroles". "Vous avez beaucoup de casseroles sur le feu", dit-il de sa voix douce et vieille. Oui. Plusieurs casseroles mijotent sur un long fourneau. C'est ainsi que l'homme avec lequel je parle chaque semaine dépeint ma vie affective. Il m'imagine au fourneau et me prête un air attentif. Je suis assise dans son bureau et il me voit devant les casseroles, debout. Chacune porte un nom et contient les ingrédients d'une relation affective. Avec une personne que j'aime. Une personne qui m'entend bien. Surveillance. Entretenir le feu. Sous les casseroles, les fait-tout, les marmites : il y a des gens que j'aime mieux. Et des amitiés qu'on ne peut contenir dans de simples casseroles.

    Olivia est un chaudron. Notre amitié est en ébullition, le feu est vif. Le feu, c'est la chaleur de notre estime, l'amour que je lui porte, l'affection qu'elle me rend. La bienveillance de son regard. Notre émerveillement devant l'adéquation. Et les rires. L'amitié n'est pas tiède, la tiédeur, c'est la fin de tout. Là-dessus aussi, on est d'accord.

    Quand il ne reste plus rien d'onctueux, que tout le jus s'est évaporé, c'est qu'une amitié est morte. Ces choses-là arrivent. Sans parfois que la faute en revienne à quelqu'un. Et cela fait un peu peur. Mon psy sait que je renoue les fils du tablier et que j'approche le fourneau avec un bonheur mêlé d'anxiété. Mais il ne sait pas qu'avec une régularité de métronome, un homme de cent vingt kilos tout de noir vêtu et blouson de motard en cuir me demande, avant de m'embarquer sur sa moto rouge, et d'un air faussement renfrogné : "Je suis toujours une de tes casseroles ?" Mon psy ignore que tous les mois je lui répond : "Oui, Grégory." Il ignore aussi qu'il m'arrive de chuchoter à la marmite Maël qu'elle et toujours sous haute surveillance. Et qu'elle me répond : "Mais toi aussi, Jeanne..." Mon psy ne connaît pas la teneur de toutes les conversations qui bourdonnent au-dessus des fourneaux, mais il sait comme elles comptent. Il ne prend pas mes casseroles à la légère. Et il sait que l'une d'elle est en train de partir, il sait que mon grand-père se meurt. Il prend mes sentiments au sérieux. Cheveux blancs et moustache blanche, mon psy regarde mon coeur avec élégance.

    Jeanne HERRY, 80 étés, 2005.

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  • Les frites bordel ! (T. DUTRONC)

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    J'ai toujours eu un gros faible pour la famille DUTRONC : madame Françoise, bien sûr, avec sa mélancolie chronique et sa voix fragile comme un papier de soie, et surtout monsieur Jacques, le patriarche. C'est d'abord une voix, celle du générique d'une série culte, qui berça mon enfance : Arsène Lupin. Avant de découvrir le bonheur de l'oeuvre de Maurice LEBLANC, j'ai découvert le très distingué Georges DESCRIERES et le "gentleman cambrioleur" a gagné mon coeur...

    Et puis, le temps a passé, c'est avec CQFD que monsieur DUTRONC est réapparu dans mon paysage musical. Sur le coup, je n'avais pas fait le rapprochement entre la voix éraillée qui rockait "Merde in France" et les sonorités inimitables de "C'est le plus grand des voleurs..." Mais tout me plaisait. Pour moi, Jacques DUTRONC, c'est un peu comme Woody ALLEN, il n'a pas besoin de faire le tragique pour que j'aime ; c'est d'ailleurs dans la loufoquerie que je les préfère. De DUTRONC, j'adore "La leçon de gymnastique du professeur Dutronc" ou encore "Hippie hippie". D'ailleurs, la veille de ma première épreuve écrite de CAPES, c'est un tambourin à la main que j'ai passé la soirée à chanter "La cumpapade, eh ! eh !"... car Jacques DUTRONC était en concert ce soir-là précisément et je n'allais pas laisser filer ça, quand même ! Oserais-je supposer que l'aquoiboniste m'a porté chance ?

    La progéniture DUTRONC ne pouvait qu'être dans la même veine. Un garçon à qui Serge GAINSBOURG prédit, à sa naissance, que s'il "est timide, ce sera un Thomas à la tomate" ne pouvait être foncièrement mauvais. Alors j'ai écouté l'album, Comme un manouche sans guitare. En plus, le jazz manouche, c'est comme le violon tzigane, j'aime. Petite, j'en ai écouté, des morceaux de jazz - question d'éducation. Et puis l'histoire de la caravane de Django, l'incendie, tout ça... Alors bien sûr, la voix est "dutronesque", la guitare est alerte, l'ensemble est plaisant, mais c'est surtout très drôle : Thomas DUTRONC a une manière de chanter sans avoir l'air de se prendre au sérieux. Et comme il ne nous la joue pas fausse modestie, genre "oui, mes parents sont célèbres, mais si vous saviez...", il nous offre même un hilarant "malus track" sur le sujet. Et puis, parmi tous les morceaux, un morceau sous-titré "improvisation culinaire" ne pouvait que m'interpeller...

    Thomas_Dutronc

    Imaginer une musique sirupeuse à souhait, un monologue nostalgique sur l"enfance partie et la vie qui passe, et tout à coup, un plaidoyer, que dis-je, un manifeste. Voici donc :

    LES FRITES BORDEL

    (...)

    Parfois l'angoisse nous prend le coeur

    Parfois la personne qui dort à côté de nous est un étranger

    Alors

    Moi je sors

    Et j'me commande un steak-frites

    Un bon gros steak

    Avec des frites

    Bordel

    Y en a marre de c'poisson grillé

    De ces haricots verts

    A mort le haricot !

    Vive la choucroute !

    Un bon gros morceau de viande

    Et des pommes de terre bien grasses...

    La révolution du saucisson est en marche

    Venez avec moi

    Vous rouler dans la paëlla

    Vous vautrer dans le couscous

    Mes amis

    Aux ordures et à la poubelle ces omégas 3

    On veut des graisses saturées

    Ras-l'cul de c'régime !

    Prenez des tubercules

    Des pommes de terre

    Vous savez, ces tubercules,

    Coupez-les en fines lamelles

    Plongez-les dans l'huile bouillante

    Salez-les

    Vous aurez des frites

    Ni Dieu, ni maître, mais des frites

    Bordel

    Thomas DUTRONC,

    Voir une variation de la chanson à l'émission Le fou du roi ici

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  • La menthe, la plus belle des amantes (J-C. IZZO)

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    C'est en travaillant sur Total Khéops avec mes élèves de Troisièmes que j'ai découvert, par l'intermédiaire du mémoire de maîtrise d'une jeune documentaliste, ce texte de Jean-Claude IZZO. J'avais déjà proposé il y a quelques temps une "Ode à l'ail", voici donc, extraite de la même revue, une ode à la menthe, ce parfum que Fabio Montale associe, avec le basilic, à Lole, la belle gitane...

    Aujourd'hui que l'hiver s'est définitivement installé chez nous, il m'a semblé judicieux de raviver des souvenirs de fraîcheur estivale. Mais pour moi, la menthe, c'est aussi les trajets en voiture où, nauséeuse, on me donnait un sucre avec quelques gouttes d'alcool de menthe... C'est encore ce flacon d'huile essentielle de menthe poivrée que j'ai toujours dans mon sac pour essayer de contrer la migraine qui survient. Ou enfin ce thé à la menthe trop sucré avec ses pignons flottant... Voici donc :

    LA MENTHE, LA PLUS BELLE DES AMANTES

    On aime la menthe pour son odeur. C'est la plus populaire. Dès qu'il s'agit de citer une plante odorifère, c'est elle, elle seule, que l'on a à la bouche. Son parfum, reconnaissons-le, bien que légèrement poivré, n'entête pas, n'enivre pas. On est touché par sa grâce. Et il suffit de laisser tomber quelques feuilles dans une théière pour être comme transporté dans le palais de Schéhérazade.

    La menthe agit ainsi. Comme un philtre d'amour, je dirai même qu'elle ouvre les portes de cet imaginaire oriental où, comme le chantait Baudelaire, tout n'est que luxe, calme et volupté.

    Sans doute est-ce pour cela que la menthe est si peu utilisée dans la cuisine occidentale, même méridionale. A cause de cette peur des voyages, qui nous éloignent plus de Pénélope qu'ils ne nous y ramènent. Vous me direz, mais on en boit, nous, de la menthe. Laissez-moi sourire. Celle qui colonise de vert l'eau fraîche des vacances a, depuis bien longtemps, oublié ses origines ! Cette menthe-là, même si comme le croient encore les adolescents, rend amoureux à force de trop en boire, est sans effet sur l'être humain. D'ailleurs, je n'ai encore jamais connu d'homme, ou de femme, qui, ayant consommé de la menthe à l'eau tout l'été, se soit écrié : "Lève-toi et viens avec moi : nous renoncerons à notre pouvoir royal afin de parcourir le vaste monde, sans garder d'autre souci en tête que l'amour..."

    Oserai-je donc un conseil ? Semez de la menthe autour de vous. De la menthe corse pour décorer vos allées de ses minuscules fleurs mauves. De la menthe orange aux feuilles veinées de rouge. De la menthe pouliot, dont les fleurs, petites et roses, poussent entre les dalles de pierre. De la menthe ananas aux feuilles vert pâle tachées de crème et de blanc. De la menthe verte, enfin, en pots sur vos rebords de fenêtres. Respirez ces parfums poivrés. Vous découvrirez alors qu'il y a toujours mille et une nuits à vos rêves. Et vous chérirez la menthe comme la plus belle des amantes.

    Jean-Claude IZZO, La Pensée de midi, 5 août 1997.

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  • Un banquet à Omois (S. AUDOUIN-MAMIKONIAN)

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    Disons-le tout net : j'étais sceptique. Comme beaucoup, je suis sous le charme - et le mot est faible - des romans de J.K. ROWLING et la saga Harry Potter ne cesse de m'émerveiller. J'admire sa richesse, son imaginaire, sa capacité à synthétiser tous les univers légendaires, son humour, sa noirceur, bref, je suis une inconditionnelle d'Harry Potter ! Et c'est pour cette raison que je me suis longtemps à refuser à lire des "dérivés", cette littérature de jeunesse qui mêle joyeusement magie, ésotérisme de bazar, héros adolescent dans un fatras foutraque et livre une espèce de brouet quand on espère des crèmes...

    Et puis, parce que je suis entêtée mais pas complètement bornée non plus, j'ai "goûté" à Tara Duncan. Entendons-nous bien, j'ai attendu qu'elle sorte en poche. Et j'y suis allée sur la pointe des pieds. Et j'ai été conquise ! Car une fois passée cette fâcheuse capacité que nous avons (ou suis-je la seule ?) à vouloir comparer, j'ai découvert un univers unique... et, oserais-je dire, typiquement français. Il y a dans ces romans une fantaisie, une drôlerie, une auto-dérision tout à fait séduisantes. Le monde créé par Sophie AUDOUIN-MAMIKONIAN est tout bonnement fantastique, d'une richesse époustouflante (le langage y est pour beaucoup - et le fait que ces romans soient écrits en français et non plus traduits n'y est pas pour rien) et d'une inventivité époustouflante... Fidèle à mes éditions de poche, je me suis donc ruée sur le deuxième et maintenant, eh bien j'attends que les autres sortent en poche !

    C'est un extrait du premier tome que j'ai choisi de vous présenter. Tara'tylanhnem Duncan est une jeune fille qui vient de découvrir qu'elle était "sorcelière", sorcelier signifiant "ceux qui savent lier les sorts". S'ensuivent une série d'aventures plus palpitantes les unes que les autres, puisqu'on découvre que Tara n'est pas l'orpheline qu'elle pensait, que l'univers de l'Autre Monde l'attend, voire la recherche activement, que des méchants sont sur le coup, bref, plein de rebondissements en perspective. Alors, histoire de reprendre quelques forces, voici donc un :

    BANQUET A OMOIS

    Ils se faufilèrent discrètement à leur table. Un somptueux dîner y était déjà dressé, avec d'immenses plats dorés et de fines assiettes de porcelaine. Cal et Robin ouvrirent de grands yeux devant le festin qui les attendait. De nombreux aliments reposaient sur... rien, flottant dans l'air juste au-dessus des tables.

    Tara découvrit que les apparences ne correspondaient pas forcément à la réalité en goûtant un riz blanc tout ce qu'il y a de plus banal qui lui mit la bouche en feu pendant une demi-heure.

    Après avoir avalé au moins trois litres d'eau, elle observa ce que mangeaient les autres et les imita prudemment.

    Les viandes avaient des goûts... bizarres, pas mauvais, mais inhabituels. Les sauces étaient relevées et les légumes d'aspect classiques (genre fèves, graines ou encore racines) dégageaient des odeurs et des goûts très différents. Une sorte de haricot notamment lui fit penser à un renversant mélange de brocolis et de banane, une espèce de tomate jaune avait un goût de chou-fleur à la sardine et les salsifis rouges ressemblaient à des pêches trempées dans du miel.

    Il y avait également des Boumbar, les bonbons qu'aimait Cal. Quand elle en mit un dans sa bouche, il commença à fondre, puis explosa littéralement, libérant toutes ses saveurs. Elle vit aussi des Kidikoi, d'étranges sucettes en forme de grenouilles blanc et bleu dont le coeur cachait un secret. Quand on avait dégusté le ventre ou le dos de la grenouille, une phrase apparaissait qui prédisait l'avenir. Pour Tara, la sucette magique annonça : "Maintenant tu te tracasses, car le danger te menace."

    Tara grimaça. La sucette ne lui révélait rien de bien nouveau. Cal fut averti par sa Kidikoi qu'il allait se tromper et Robin qu'il allait se dévoiler, ce qui sembla complètement le paniquer. Moineau, prudente, refusa d'en prendre une. La couleur était à chaque fois la même, aussi était-il impossible de savoir qu'elle serait la saveur. Tara expérimenta successivement les parfums steak à l'orange, puis cerise à l'orgeat, camembert au chocolat, poisson pané au citron, prune au piment rouge, pomme au poivre. Le problème étant bien sûr qu'il fallait tout manger si on voulait accéder à la phrase magique ! Cal lui apprit que les P'abo, les lutins farceurs, étaient les créateurs de ces sucettes. Ils s'étaient inspirés des centaures, mi-hommes mi-chevaux des vallées de l'Est, qui avaient pris la mauvaise habitude de lécher le dos des Pllops, grenouilles blanc et bleu extrêmement venimeuses pour les autres races, car leur venin leur donnait des rêves agréables et parfois même des visions d'avenir.

    Elle aima beaucoup le Tzinpaf, boisson pétillante pomme-cola avec un soupçon de citron, et détesta la Barbrapo, espèce de breuvage fermenté amer à la couleur jaune, qui la fit frissonner.

    Pendant le repas, Robin laissa tomber les petits pains qui se trouvaient dans la panière.

    Il se passa alors une chose curieuse. Il rattrapa la panière bien avant qu'elle ne touche terre. Cela surprit Tara qui se souvint avoir déjà vu quelqu'un faire preuve de cette vitesse inhumaine. Elle fronça les sourcils puis oublia l'incident.

    Le banquet se termina sur une symphonie de chocolat fourrés (ça, apparemment, c'était universel), et Dame Auxia, la Haute Mage du Conseil d'Omois (cousine de l'impératrice), une belle femme brune, se leva et déclara :

    - Mes chers amis, permettez-moi à présent de vous souhaiter la bienvenue à Tingapour !

    Sophie AUDOUIN-MAMIKONIAN, Tara Duncan - Les Sorceliers, 2003.

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    Plus d'infos sur Tara Duncan, le site

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  • Le Yorkshire Pudding de la maman de Cecily (H. HANFF)

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    C'est un petit livre qui ne ressemble à aucun autre. Une correspondance, certes, mais une correspondance où l'auteur peut se saisir toute vive à l'intérieur : Helen HANFF est dans son livre, toute entière et en chair et en os presque. L'histoire, c'est celle d'une jeune femme new yorkaise de trente-trois ans qui décide un beau jour de se constituer une bibliothèque de "livres anciens" et s'adresse pour ce faire à une librairie de Londres, située au 84, Charing Cross Road. Pendant plus de vingt ans, elle va correspondre avec l'employé de la librairie, Frank, puis élargir le cercle à la famille de ce dernier et au reste du personnel.

    Outre l'aspect purement "bibliophile" qui ne saurait laisser un lecteur insensible (ah, les bonheurs d'Helen face aux "pages en vélin crème, lisse et épais", elle qui n'a connu jusqu'alors que le papier trop blanc des livres américains), cette correspondant est également un très intéressant témoignage de la vie quotidienne dans l'Angleterre de l'immédiate après-guerre, soumise aux restrictions, alimentaires notamment. C'est ainsi qu'Helen envoie des colis alimentaires à ses nouveaux amis anglais, tandis qu'elle reçoit en échange la fameuse recette de Yorkshire Pudding... Voici donc :

    LE YORKSHIRE PUDDING DE LA MAMAN DE CECILY

    Eastcote

    Pinner

    Middlesex

    20/2/51

    Ma chère Helene -

    Il y a bien des manières de le faire mais Maman et moi pensons que, pour un premier essai, ce sera la plus simple pour vous. Mettez une tasse de farine, un oeuf, une demi-tasse de lait et une bonne pincée de sel dans une terrine. Mélangez jusqu'à ce que la pâte fasse un ruban. Placez dans le réfrigérateur pendant plusieurs heures. (C'est mieux si vous le faites le matin.) Lorsque vous mettez votre rôti au four, mettez-y aussi un deuxième plat à chauffer. Une demi-heure avant que le rôti soit cuit, verser un peu du jus gras du rôti dans ce plat, juste de quoi recouvrir le fond. Ce plat doit être brûlant. Versez-y la pâte du pudding. Le rôti et le pudding seront prêts en même temps.

    Je ne sais pas bien comment le décrire à quelqu'un qui n'en a jamais vu, mais le Yorkshire Pudding doit beaucoup gonfler, être bien doré et croustillant et quand on le découpe, on s'aperçoit que l'intérieur est creux.

    La RAF retient toujours Doug dans le Norfolk et nous gardons précieusement jusqu'à son retour les conserves que vous nous avez offertes pour Noël. Quand il reviendra, nous allons faire une sacrée bombance avec ça !  Je pense quand même que vous ne devriez pas dépenser votre argent comme ça !

    Dois me dépêcher de poster cette lettre pour qu'elle vous parvienne à temps pour l'anniversaire de Brian, faites-moi savoir si tout a bien marché.

    Je vous embrasse,

    Cecily

    14 East 95th St.

    25 février 1951

    Chère Cecily -

    Le Yorkshire Pudding est un rêve, il n'y a rien de semblable ici : pour le décrire à quelqu'un j'ai dû dire que c'était une sorte de gaufre creuse, très épaisse, rebondie et lisse.

    Je vous en prie, ne vous souciez pas du coût des colis de nourriture, je ne sais pas si c'est que l'Association Outremer est à but non lucratif ou bien exonérée des droits de douane, mais c'est ridiculement bon marché : tout le colis de Noël m'a coûté moins qu'une dinde. Ils ont quelques colis de luxe avec par exemple des côtes de boeuf et des gigots d'agneau, mais même ça, c'est tellement bon marché comparé aux prix pratiqués chez le boucher que ça me tue de ne pas pouvoir vous les envoyer. Je m'amuse tellement avec le catalogue, je l'étale sur le tapis et je compare les mérites respectifs du Colis 105 (comprenant une douzaine d'oeufs et une boite de biscuits sucrés) et du Colis 217B (deux douzaines d'oeufs mais PAS de biscuits sucrés). Je déteste les colis avec une seule douzaine d'oeufs : ça fait deux oeufs par personne ce qui ne représente vraiment pas grand-chose. Mais Brian dit que les oeufs en poudre ont un goût de colle. Alors le problème reste entier.

    Un producteur qui aime bien mes pièce (pas assez cependant pour les produire) vient de téléphoner. Il produit des séries télévisées et il m'a demandé si je voulais bien écrire pour la télévision. "Payé une brique", a-t-il lancé négligemment, ce qui finalement veut dire 200 dollars. Et moi qui gagne 40 dollars par semaine à lire des scripts ! Je vais le voir demain, croisez les doigts.

    Amitiés -

    helene

    Helene HANFF, 84, Charing Cross Road, 1970.

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  • Grand cru et oiseaux de paradis... (J.P. KAUFFMANN)

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    Pour beaucoup d'entre nous, Jean-Paul KAUFFMANN, c'est avant tout ce visage émacié qui, trois ans durant, est apparu en ouverture du journal de France 2 - on disait Antenne 2 alors - en compagnie d'autres journalistes, assorti d'un macabre compte-à-rebours. "Les otages au Liban n'ont toujours pas été libérés". Et puis "ils" ont été libérés. Et la vie a recommencé. Ou tout du moins tenté.

    C'est cette reconstruction, à défaut de renaissance ou de résurrection, que Jean-Paul KAUFFMANN nous narre dans La Maison du retour. Ou comment, petit à petit, dans un isolement volontaire, il a retrouvé le goût des choses et des gens. Son livre est plein d'odeurs, de sons, de littérature aussi, entremêlé de rappels au réel. "Une fatwa a été lancée contre Salman Rushdie". "L'ayatollah Khomeyni est mort"... Et puis il y a le vin. C'est le Bordeaux qui était le sujet de son premier ouvrage publié après sa détention. C'est encore le Bordeaux que l'on retrouve dans l'extrait suivant, où Jean-Paul KAUFFMANN et son épouse, Joëlle, sont conviés à dîner chez un voisin. Voici donc :

    GRAND CRU ET OISEAU DE PARADIS

    Je ne sais si le vin habite un éternel présent, en tout cas celui-ci me paraît invulnérable. La robe est encore sombre et intense. Les parfums de la jeunesse, souvent trop démonstratifs dans leur évidence, ont disparu au profit d'un bouquet profond évoquant le cèdre, l'épice. Une sensation ténébreuse, irrévélable. Je songe alors à cette réflexion entendue un jour dans la bouche d'un vigneron : "Le parfum, ça vous saute au nez tandis que le bouquet, il faut aller le chercher." C'est un bonheur presque illicite d'atteindre la vérité cachée d'un tel vin. Il réussit à jouer sur deux notions antinomiques : la délicatesse et la puissance. D'ordinaire, on a l'un ou l'autre. Jamais les deux à la fois. Sauf dans des cas exceptionnels comme celui-ci.

    L'épouse du Voisin et la soeur se sont absentées avec des airs de conjurés. Elles tiennent conciliabule en cuisine. Je saisis vite les raisons de cet aparté. En grande pompe, la soeur présente dans la lèche-frite de petites boules d'ivoire en brochette dont la peau est très légèrement quadrillée en pointe de feu par le gril. Un petit croûton taillé en demi-lune est intercalé entre chaque "bestiole". Ce sont des ortolans, doux oiseaux de passage, ainsi appelés "parce qu'ils fréquentent les jardins, du bas latin hortolanus" nous précise le Voisin.

    La fourchette et le couteau sont bannis. La soeur indique qu'il faut saisir l'oiseau par le bec avec ses doigts. Je fais rouler mon premier ortolan dans la bouche. La tentation est grande de mâcher à peine en l'aspirant la chair dense et moelleuse car elle fond sous le palais. Lorsque je débroche mon deuxième ortolan, il rend une ou deux gouttes de graisse que je recueille soigneusement sur le croûton. Je sens que ce sera divin. Un goût plein de noisette, gras et fumé, truffé et fruité à la fois. La chair de l'ortolan qui se fluidifie dans la bouche souligne l'impression de dodu et de gras, en même temps la peau croustillante donne une sensation tactile qui l'apparente au maigre, au sec, au non-épais.

    L'ortolan possède en Gascogne une valeur particulière. Ce passereau est si rare qu'il n'est dégusté qu'entre amis, "sous la serviette" comme nous le confie la soeur. C'est dire qu'on nous fait honneur en offrant ce plat. Pourquoi une telle marque de bienveillance . Je crois qu'ils sont heureux tout simplement de recevoir. De manifester aussi leur sympathie à l'égard d'étrangers qui ont choisi d'habiter leur région. Peut-être éprouvent-ils à notre endroit une forme de gratitude. [...]

    La deuxième bouteille de Palmer me paraît un brin inférieure à la première, le vin est moins profond, un peu moins complexe. Cette différence sur un cru du même millésime n'est pas rare, surtout quand il s'agit d'un vin ancien. Depuis deux heures, nous faisons bombance et joyeuses libations. Il est possible que les papilles gustatives saturent et que le palais soit moins frais, moins impressionnable. Le Voisin me resserre souvent. Je me sens en tout cas très euphorique, nullement ivre. Dans un état de béatitude mais lucide et actif. Je ne connais pas de shoots plus plaisants que ces crus anciens. Ils m'exaltent, me font revenir en arrière comme la truite remonte la rivière. Seule matière vivante à se bonifier en vieillissant, le vin abolit le flux temporel.

    Jean-Paul KAUFFMANN, La Maison du retour, 2007

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