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gourmandise - Page 5

  • Momos à Kalimpong (K. CHODEN)

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    Le_Cercle_du_karmaLe Cercle du karma, c'est d'abord l'histoire d'une femme : Tsomo, première fille mais troisième enfant d'une fratrie de douze. Tsomo la décidée, Tsomo la docile et pourtant révoltée, qui ne peut se résoudre à son destin de femme au Bhoutan, où le savoir est réservé aux hommes et qui voit, pleine de frustration, son père, religieux laïc, enseigner à ses frères mais pas à elle. C'est ainsi que le roman de Kunzang CHODEN est celui d'une quête, d'un voyage initiatique vers la paix et la sérénité, autant de choses que Tsomo trouvera, enfin, au terme de sa vie.

    L'extrait que j'ai choisi dévoile un aspect de la vie quotidienne, non pas au Bhoutan, que Tsomo a quitté à ce moment-ci, mais au Tibet, à Kalimpong très exactement. Tsomo et Dechen Choki, une jeune femme qu'elle a rencontrée au fil de ses pérégrinations, ont retrouvé le frère de Tsomo, devenu gomchen, autrement dit religieux. Ce dernier les invite au restaurant. Voici donc :

    MOMOS A KALIMPONG

    Tous trois quittèrent le dharamsala pour se rendre au restaurant dont Gyalsten Phuentso avait parlé. C'était une salle tout en longueur avec plusieurs tables et des chaises. Des gens y étaient attablés, dont certains levèrent les yeux à l'entrée des trois Bhoutanais, avant de replonger le nez dans leur assiette. Ils posèrent leurs bagages près d'une petite table qui se trouvaient juste à côté de l'entrée et s'assirent. Une vieille Tibétaine vint aussitôt leur demander ce qu'ils voulaient manger. Tout cela était très nouveau pour Dechen Choki et Tsomo. Elles étaient assises sur le bout des fesses, ne sachant trop quelle attitude adopter. Alors que tous les autres avaient l'air propre et frais, elles ne s'étaient pas lavées et se sentaient crasseuses. La salle était très décorée. Elles reconnurent la photo du Dalaï-Lama à l'autre bout de la salle. On avait tendu un khada dessus de la photo. Sur les murs, de grands posters de jolies femmes, de bébés, d'animaux, ainsi que des rangées de coquillages avec de belles formes et des torsions compliquées. Chaque table était ornée d'un vase coloré rempli de fleurs artificielles tout aussi colorées. Dechen Choki et Tsomo étaient fascinées. Tout était si joli, si différent de ce qu'elles avaient vu jusque là. Dechen Choki n'arrêtait pas de s'exclamer : "Regarde ce vase ! Regarde ce tableau !" Elles parlaient en chuchotant comme si elles craignaient de faire disparaître quelque chose en parlant trop fort. Gyalsten Phuentso commanda des momo*.

    "J'adore essayer des trucs nouveaux, surtout les plats que je ne connais", dit Dechen Choki, s'animant tout à coup. Puis, un peu gênée par son enthousiasme, elle pouffa de rire.

    La femme apporta bientôt trois bols fumants de soupe garnie de coriandre fraîche et de feuilles d'oignon. Elle posa devant eux trois assiettes, chacune contenant huit momos. Puis elle apporta un grand bol de pâte de piment rouge en disant : "Les Bhoutanais mangent trop de piment". Elle avait vu qu'ils étaient bhoutanais à leurs vêtements. Le porc haché avec du gingembre, des oignons et du piment, cuit en beignets à la vapeur, était délicieux. Tsomo ne mangerait plus jamais d'aussi bons momos de sa vie. "Dieu, que c'est bon. Est-ce le genre de plat qu'on mange ici ? demanda Dechen Choki.

    - C'est un plat tibétain, beaucoup de restaurants en servent. C'est très facile à faire, en fait, mais ça prend du temps."

    Dechen Choki et Gyalsten Phuentso bavardaient comme de vieux amis.

    " Vous savez faire les momos ? Vous voudrez bien m'apprendre ?" et Dechen Choki d'insister jusqu'à ce que Gyalsten Phuentso accepte.

    Kunzang CHODEN, Le Cercle du karma, 2007.

    * boulettes de viande enrobées de farine de sarrasin

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  • Repas amer ( N. APPANAH)

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    Le hasard a voulu que j'apprenne dernièrement le Prix du roman FNAC 2007 ait été décerné à Natacha APPANAH pour son roman, Le Dernier Frère. Or Natacha APPANAH, je l'ai quant à moi découverte cet été, avec son premier roman, Les Rochers de Poudre d'or. Un roman absolument magnifique, bouleversant et terrible. L'auteur, mauricienne, a décidé d'écrire sur un aspect méconnu de l'histoire de l'Île Maurice, ce moment où la "traite des noirs" a cédé la place à la "traite des Indiens". De pauvres gens, rêvant d'Eldorado, de "rochers sous lesquels on trouvait de la poudre", et qui se sont retrouvés exploités dans les champs de canne à sucre mauricien.

    Dans son premier roman, Natacha APPANAH a choisi de suivre les destinées de quatre personnages : Vythee, parti retrouver son frère sur l'île, Badri, un simple d'esprit passionné par le jeu de cartes, Chotty, condamné à être l'esclave d'un riche paysans pour payer la dette de son père mort, et Ganga, qui a fui le bûcher où la mort de son époux la condamnait. Le roman n'est pas très long, mais il est intense? Rude, brutal, éprouvant. on le referme avec la rage au ventre et de la pitié plein les yeux.

    Le passage que j'ai choisi se situe plutôt vers la fin, quand les indiens sont parvenus à "Mérich". C'est la première journée des nouveaux arrivants.  Voici donc un :

    REPAS AMER

    Le travail était très irrégulier. Les anciens étaient rentrés dans le champ, créant un vide derrière eux, tandis que les nouveaux peinaient, avançant péniblement. Parfois, de rage, comme le vieux pêcheur, à la droite de Vythee, ils s'emparaient de la canne, la secouaient et essayaient de la briser à deux mains en lançant les pires injures. Alors, maligne, elle se courbait, la peau se fendait, elle émettait un craquement mais elle ne se cassait pas. Vythee ferma les yeux, se concentrant sur son travail... Un coup sec, en biais, sous le noeud. Sans trembler... Ferblanc cria alors : "Repas !"

    Les Indiens cessèrent immédiatement et se regroupèrent à côté de la charrette. Badri avançait péniblement mais Ferblanc l'arrêta.

    "Toi, tu continues !

    - Mais à manger, sahib ! A manger !

    - Pas travail, pas manger. C'est comme ça, ici."

    Badri se mit à pleurer. Comme sur le bateau quand les officiers l'avaient tabassé et délesté. Il s'assit sur le bord de la route et enfouit sa tête dans ses mains. Das donna un coup de coude à Vythee.

    "Mange, petit ! Avale. T'auras rien avant quatre heures. Mange !

    - Mais Badri...

    - Laisse. Ça arrive à tout le monde. Faut s'habituer. Quand on ne travaille pas, on ne mange pas.

    - Mais nous venons d'arriver, Das. Badri est jeune, il ne sait pas...

    - Et alors ? Qu'est-ce que tu croyais ? Qu'on allait t'accueillir avec des guirlandes de fleurs et des chants ? Qu'on allait dire... oh, c'est des nouveaux, laissons-leur une chance..."

    Das mangeait tout en parlant. Il avalait de grandes parts de galettes sucrées, emplissait ses joues jusqu'à ce qu'elles gonflent, et buvait de l'eau avec des bruits de succion.

    "Nouveaux ! Nouveaux ! Faut travailler, petit, comme les autres. T'es pas là pour faire le beau et personne n'est là pour toi. Mange, idiot. Mange."

    Les yeux de Vythee s'embuèrent bien malgré lui. Tout le monde avalait sa croûte et lentement il fit de même. Si la journée devait être comme cette première heure, il en aurait besoin. Autour de lui, c'étaient des champs à perte de vue et un peu plus bas, il y avait une sorte de tour en pierres grises. Et plus loin, il y avait cette bande bleue.

    "Ça ? C'est la mer, petit. La tour, c'est la cheminée de l'usine.

    - Quelle usine ?

    - Mais... tu viens d'où, toi ?

    - Des collines de Parvi.

    - C'est où, ça ?

    - Pas très loin de Madurai. Chez moi, les cannes sont...

    - Arrête. Ça ne m'intéresse pas. L'usine, c'est là où l sucre est fait. Après la coupe, on ira travailler là-bas.

    -Ah...

    - Oui, ah...

    - Tu as été à la mer, là-bas ?

    - Non.

    - Pourquoi ?

    - Pourquoi ? Pourquoi ?! Petit, tu ne peux pas sortir du domaine. C'est fini. Tu restes là, tu dors là, tu travailles là...

    - Et si je demande au sahib Rivière...

    - Ha, ha ! le sahib Rivière...

    - Mais mon frère m'attend à Mont Trésor !!

    - Quoi ?

    - Oui, c'est pour lui que je suis là. Il est parti il y a quatre ans et il m'a écrit pour me dire de venir le rejoindre."

    Das allait lui rétorquer qu'il pouvait toujours attendre et que, frère ou pas, Vythee devait rester ici, à Poudre d'or, mais quelque chose l'en empêcha.

    Quelque chose dans les yeux de Vythee. Une sorte de vide qu'il avait déjà vu auparavant, dans ceux de Roy, dans ceux des autres Indiens dans la cale pourrie du Futay Mubarak il y a sept ans...

    A chacun son illusion. A certains de l'or sous les rochers, à d'autres des frères...

    Das avala sa dernière bouchée, allongea ses jambes à même les feuilles coupantes.

    "Oui, peut-être qu'il faut demander à M. Rivière, petit..."

    Le travail reprit une demi-heure après. A midi, ils s'arrêtèrent et s'installèrent sous le grand banian  au bord du champ. Badri eut droit à sa galette, cette fois-ci. Certains s'assoupirent mais Vithee ne pouvait détacher ses yeux de cette bande bleue à l'horizon. Peut-être que derrière, là-bas, se trouvait l'Inde...

    Après la pause, ils travaillèrent encore quatre heures et quand le soleil commença à descendre et que la bande bleue au fond prit une couleur orangée, Ferblanc aboya d'autres ordres.

    " C'est fini, Das ?

    - Non. Il faut que tu ailles chercher de l'herbe. Va de ce côté-ci. Rapporte des choses assez vertes et tendres. C'est pour les chevaux du sahib."

    Quand ils eurent terminé, la nuit était déjà là et la lanterne de Sanspeur était de retour.

    La charrette les attendait un peu plus loin et ils s'aidèrent mutuellement pour y monter. Vythee reconnaissait la même pénombre qu'ils avaient vue disparaître ce matin, les étoiles qui s'étaient éteintes devant l'aube étaient revenues, tout aussi brillantes. Il comprit alors pourquoi il devait regarder la nuit.

    Au camp, ils eurent le même riz jaunâtre que la veille. A côté du puits où Das se lavait les pieds, Vythee vient s'asseoir. l'air frais lui fit du bien.

    " C'est la même chose demain ?

    - Oui, petit.

    - Et jusqu'à quand ?

    - Ça fait sept ans que ça dure pour moi, petit."

    Natacha APPANAH, Les Rochers de Poudre d'or, 2003

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  • Le bonheur du risotto (A. GIROD DE L'AIN)

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    "Tu lis quoi ? - Le dernier bouquin d'Alix Girod de l'Ain, tu sais la... - Oui, oui, c'est bon, je sais qui est Alix Girod de l'Ain !"

    Vous voyez ! Même mon mari, cet homme qui ne lit que Beaux-Arts et L'Equipe, et puis aussi France Football, mais ponctuellement et uniquement l'édition du mardi, pas celle du vendredi, il n'y a rien, même lui, disais-je, connaît Alix Girod de l'Ain. Et pourtant, ce n'est pas lui qui lirait une de ces "conn..." de magazine de bonne femme, non, lui, il lit des trucs sérieux. Vous avez vu la dernière couverture de Beaux-Arts, qui sous l'accrocheur titre "Sexe et arts" présente une jeune femme asiatique et dénudée vantant les vertus du bondage ? On sent le côté sérieux de la chose, non ? Et dois-je vous rappeler que le métier de Catherine Millet, c'est rédactrice en chef de Art-Press ?

    Enfin, bon, tout ça pour vous dire que celui qui lit ELLE tous les lundis matin ne peut ignorer l'existence - et surtout la plume - d'Alix Girod de l'Ain, dite AGA. Sa spécialité ? l'air du temps, mêlé d'une touche de vie familiale, à la sauce rigolote. Ses articles sont souvent drôles, voire loufoques, avec ce petit grain de folie presqu'anglo-saxon. Il y a du P.J. Woodehouse et du Woody Allen dans ses papiers. Elle n'a qu'un seul défaut : donner une apparence de facilité à sa prose qui laisse croire que tout le monde peut faire pareil. Ce qui donne des choses beaucoup moins réussies (doux pléonasme) que ce soit dans la presse ou même sur certains blogs... Cela peut donner au mieux de l'amusant déjà-lu, au pire du lourd plagiat.

    Quand le docteur AGA n'écrit pas dans ELLE, elle tâte du roman. Dans lequel elle conserve ce qui a fait son succès : plume vive, délires en tous genres, et un zeste de vie personnelle, le tout mâtiné d'une sauce à l'air du temps. Sainte Futile ne fait pas exception à la règle : Pauline Orman-Perrin, dite POP, traîne une solide réputation de journaliste rigolote au magazine Modelle. Sa rencontre avec Dieu (en clone de Lagerfeld) va l'obliger à revoir ses priorités et infléchir le cours de sa vie... Vous devinez la suite : c'est très drôle, caustique, plein d'auto-dérision, et on passe un très bon moment.

    Le passage que j'ai choisi de vous présenter marque le neuvième jour de la quête de sens de POP. C'est un repas en famille, avec son mari et ses deux enfants. Voici donc :

    LE BONHEUR DU RISOTTO

    - Je te ressers du risotto, mon amour ?

    Pierre tendit son assiette, abasourdi.

    - Tiens, un petit supplément de morilles, tu serais pas contre, trésor ?

    J'avais écouté mon instinct. Et mon instinct m'avait dicté qu'il était temps de nourrir ma famille avec de la vraie nourriture et des produits nobles, rien qui sorte d'un sachet et qui se mélange avec l'eau de la bouilloire, en tout cas.

    D'où l'introduction de cette chose inhabituelle sous notre toit : un livre de cuisine.

    D'où ce risotto, préparé selon les règles de l'art, oignon émincé, riz arborio revenu dans le beurre, vin blanc juste étuvé, véritable bouillon à base d'authentique carcasse de poule (tête du boucher quand j'avais demandé ça, dédaignant notre rituel "lundi c'est poulet cuit") et l'équivalent de trois mois d'allocs en morilles brossées-mais-surtout-pas-lavées au dernier moment. Une heure quarante de courses + préparation départ arrêté. Mon instinct m'avait également ordonné de distribuer des portions normales, contrairement à cette vieille habitude de ne servir Pierre qu'en dernier, après les enfants, quand il ne reste que deux grosses cuillerées à soupe dans le plat, histoire de l' "aider à perdre du poids".

    Je regardai mon mari avaler le contenu de son assiette, frétillant de bonheur, et l'image de Prout le chien refusant de croire à sa chance devant un os de gigot se superposa à la sienne.

    Non, Pauline, pas ça.

    Mon instinct venait de me dicter d'arrêter de prendre mon époux  pour une sorte d'animal familier, un peu pataud mais si attachant. Depuis de trop longues années je traitais cet homme magnifique en labrador géant, songeai-je en le voyant attraper une morille entre deux doigts pour la sucer goulûment. Son geste me donna une autre idée, pour plus tard. Là aussi, mon instinct m'intimait l'ordre de me ressaisir, de renouer avec des débordements érotiques un peu perdus de vue ces derniers temps.

    En me déplaçant dans la cuisine, je cherchais à adopter des poses gracieuses, comme ces dames impeccables en couverture des catalogues d'arts ménagers des années 50. Finie, l'échevelée-débordée meuglant à ses proches de remplir le lave-vaisselle parce qu'elle en a ras le pompon de tout faire, bordel. Un tablier, il fallait absolument que j'achète un tablier, me dis-je. Et aussi des ballerines à bout pointu pour lever joliment la patoune arrière devant l'évier. Réenchanter le réel passait par de petites choses, des efforts minuscules de ce type suffiraient à faire circuler un grand vent de bien-être, oui, comme un souffle d'amour tout autour des miens.

    Alix GIROD DE L'AIN, Sainte Futile, 2006.

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  • Le verbe et non la viande (M. BARBERY)

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    Une_GourmandiseMuriel BARBERY est le dernier auteur dont on cause. Ne vient-elle pas d'écrire L'Élégance du hérisson, sur lequel les éloges pleuvent ? Alors par contradiction, ce n'est pas de ce dernier dont je vais vous parler, mais du premier roman roman qu'elle a publié, en 2000 : Une Gourmandise. Vous pensez bien qu'un tel titre ne pouvait que m'interpeller...

    Une Gourmandise, ce sont les derniers jours d'un critique gastronomique, "le plus grand", "le Maître", celui sur lequel les superlatifs pleuvent. Il va mourir, il le sait, il n'en a ni remords ni regrets. Simplement, il voudrait, avant que tout s'arrête, retrouver LA saveur, celle qui lui "trotte dans le coeur", "la vérité première et ultime de toute [sa] vie". Et ainsi sur  une  trentaine de courts chapitres vont s'égrener souvenirs et témoignages d'une vie vouée au bien-manger.

    Le roman est court, il n'est pas pour autant facile. La langue y est précise, souvent précieuse et un peu ampoulée. Les références littéraires abondent, entre les lignes, comme souvent dans les premières oeuvres. Le passage que j'ai choisi de vous présenter m'a paru convenir parfaitement à notre situation : manger et en parler, et se délecter autant de le faire que de le dire. Voici donc :

    LE VERBE ET NON LA VIANDE

    Quatre huîtres claires, froides, salées, sans citron ni aromates. Lentement avalées, bénies pour la glace altière dont elles recouvraient mon palais. "Ah, il ne reste plus que celles-là, il y en a avait une grosse, douze douzaines, mais les hommes, quand ça rentre de l'ouvrage, ça mange bien." Elle rit doucement.

    Quatre huîtres sans fioritures. Prélude total et sans concession, royal en sa frustre modestie. Un verre de vin blanc sec, glacé, fruité avec raffinement - "un saché, on a un cousin en Touraine qui nous le fait pour pas cher !".

    Une mise en bouche. Les gars à côté causaient voiture avec une faconde inouïe. Celles qui avancent. Celles qui n'avancent pas. Celles qui renâclent, qui regimbent, qui rechignent, qui crachotent, qui s'essoufflent, qui peinent dans les côtes, qui dérapent dans les virages, qui broutent, qui fument, qui hoquettent, qui toussent, qui se cabrent, qui se rebiffent. Le souvenir d'une Simca 1100 particulièrement rétive s'arroge le privilège d'une longue tirade. Une vraie saloperie, qui avait froid au cul même en plein été. Tous hochent la tête avec indignation.

    Deux fines tranches de jambon cru et fumé, soyeuses et mouvantes, dans leurs replis alanguis, du beurre salé, un fragment de miche. Une overdose de moelleux vigoureux : improbable mais délectable. Un autre verre du même blanc, qui ne me quittera plus. Prologue excitant, charmeur, allumeur.

    Quelques asperges vertes, grosses, tendres à s'en pâmer. "C'est pour vous faire attendre pendant que ça réchauffe, dit précipitamment la jeune femme, croyant sans doute que je m'étonne d'un plat de résistance aussi chiche. - Non, non, lui dis-je, c'est magnifique." Tonalité exquise, champêtre, presque bucolique. Elle rougit et s'éclipse en riant.

    Autour de moi, ça continue de plus belle sur le gibier qui traverse inopinément les routes de la forêt. [...] Ils rigolent comme des gosses.

    Des "restes" (il y a de quoi nourrir un régiment) de poularde. Pléthore de crème, de lardons, une pointe de poivre noir, des pommes de terre dont je devine qu'elles viennent de Noirmoutier - et pas une once de gras.

    La conversation a dévié de sa route première, elle s'est engagée dans les méandres sinueux des alcools locaux. Les bons, les moins bons, les franchement imbuvables ; les gouttes illicites, les cidres trop fermentés, aux pommes pourries, mal lavées, mal pilées, mal ramassées, les calvados de supermarché qui ressemblent à du sirop et puis les vrais calvas, qui arrachent la bouche mais parfument le palais. La goutte d'un fameux Père Joseph déclenche les plus beaux éclats de rire : du désinfectant, c'est sûr, mais pas du digestif !

    [...] Une tarte aux pommes, pâte fine, brisée, craquante, fruits dorés, insolents sous le caramel discret des cristaux de sucre. Je finis la bouteille. A dix-sept heures, elle me sert le café avec le calva. Les hommes se lèvent, me tapent dans le dos en me disant qu'ils vont travailler et que si je suis là ce soir, ils seront contents de me voir. Je les embrasse comme des frères et promets de revenir un jour avec une bonne bouteille.

    Devant l'arbre séculaire de la ferme de Colleville, sous la houlette des cochons qui lochent dans les malles pour le plus grand plaisir des hommes qui le content ensuite, j'ai connu l'un de mes plus beaux repas. La chère était simple et délicieuse mais ce que j'ai dévoré ainsi, jusqu'à reléguer huîtres, jambon, asperges et poularde au rang d'accessoires secondaires, c'est la truculence de leur parler, brutal en sa syntaxe débraillée mais chaleureux en son authenticité juvénile. Je me suis régalé des mots, oui, des mots jaillissant de leur réunion de frères campagnards, de ces mots qui, parfois, l'emportent en délectation sur les choses de la chair. Les mots : écrin qui recueillent une réalité esseulée et la métamorphosent en un moment d'anthologie, magiciens qui changent la face de la réalité en l'embellissant du droit de devenir mémorable, rangée dans la bibliothèque des souvenirs. Toute vie ne l'est que par l'osmose du mot et du fait où le premier enrobe le second de son habit de parade.

    Muriel BARBERY, Une Gourmandise, 2000.

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  • Le goûter du géant (D. SETTERFIELD)

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    Alerte, alerte ! Chef-d'oeuvre en vue ! Je vous ai trouvé LE livre qui devrait occuper vos vacances ! Ou votre week end... ou votre samedi, si comme moi vous avez eu la chance d'avoir une journée à vous, totalement à vous, sans contraintes d'intendance telles que s'occuper des enfants, préparer les repas et autres menues babioles qui sont notre quotidien.

    Je disais donc : ATTENTION, CHEF-D'OEUVRE ! Clarabel en avait parlé, Agapanthe aussi, d'autres encore j'imagine, tant ce livre ne peut laisser indifférent. Achetez donc, que dis-je, ruez-vous donc sur Le Treizième Conte, de Diane SETTERFIELD, une enseignante anglaise spécialiste de littérature française, et qui réussit avec son premier roman un miracle, un roman magique sur le pouvoir des mots, la création artistique, les traumatismes d'enfance (encore eux, toujours eux - rappelez-vous Colette : "On ne guérit jamais de son enfance").

    "Il était une fois une maison hantée.. Il était une fois une bibliothèque... Il était une fois des jumelles..." C'est ainsi que Vida WINTER, écrivain consacrée mais retirée du monde, attire dans son antre Margaret LEA, qu'elle a choisi pour être sa biographe. C'est promis, elle lui dira tout, elle qui a toujours inventé sa vie au gré des interviews. Elle ne lui cachera rien, même si elle est intimement persuadée que "on peut dire la vérité beaucoup mieux avec une histoire"... Entre les deux femmes va s'établir une relation étrange, faite de fascination et d'admiration, de non-dits et de lourds secrets enfin révélés. En reconstruisant le passé de Vida WINTER, c'est le sien que Margaret va mettre à jour, dans un brillant jeu de miroirs où chacun montre une parcelle de vérité mais jamais la Vérité toute entière. Jusqu'au fameux treizième conte, ce conte manquant, celui qui ne fut jamais publié...

    Vous l'aurez compris, ce roman m'a transportée. Et comme je voulais faire partager cet enthousiasme, il me fallait un extrait de littérature gourmande. C'est ainsi que j'ai choisi un moment situé dans la première partie du roman. Margaret, quittant le manoir gothique de Vida WINTER, se rend sur les lieux de l'enfance de celle-ci : Angelfield. Le bâtiment est en ruines, ravagé par un incendie et laissé à l'abandon. Cependant, elle va y faire la connaissance d'un "gentil géant" qui, bien sûr, plus tard, trouvera exactement sa place dans l'histoire qu'elle est en train d'écrire... Voici donc :

    LE GOÛTER DU GÉANT

    Je courus.

    Je sautais par-dessus les trous dans le plancher, dévalai les marches quatre à quatre, perdis l'équilibre et me retins in extremis à la rampe. J'attrapai une poignée de lierre, trébuchai, me rattrapai, me précipitai de nouveau en avant. La bibliothèque ? Non. De l'autre côté. Sous une arche. Des branches de sureau et de buddleia s'accrochaient à mes vêtements, et je faillis tomber à plusieurs reprises en dérapant dans les gravats.

    Comme il fallait s'y attendre, je finis par m'étaler par terre, et un cri sauvage s'échappa de ma bouche.

    "Mon Dieu, mon Dieu ! Je vous ai fait peur ? Ô mon Dieu."

    Je regardai derrière moi, au-delà de l'arche.

    Penché au-dessus de la balustrade de la galerie, je vis non pas le squelette ou le monstre de mon imagination, mais un géant. Qui descendit l'escalier avec une certaine légèreté et enjamba délicatement les gravats pour arriver jusqu'à moi. Une terrible inquiétude se lisait sur son visage.

    "Seigneur !"

    Il devait faire plus d'un mètre quatre-vingt dix, et était tellement large d'épaule que la maison sembla soudain se rétrécir.

    "Je ne voulais pas... voyez-vous, j'ai simplement cru... Comme vous étiez ici depuis un certain temps, et... Mais peu importe. Dites-moi, vous êtes blessée ?"

    [...] Je remuai le pied, et une expression soulagée se lut sur son visage.

    "Dieu merci. Je ne me le serais jamais pardonné. Restez ici pendant que je... Je vais juste chercher... J'en ai pour une minute." [...]

    "J'ai mis la bouilloire à chauffer, annonça-t-il en revenant.[...]

    "Vous avez électricité, ici ? demandai-je, ébahie.

    - L'électricité ? Mais c'est une ruine !" Il me regarda, stupéfait, comme si une commotion consécutive à ma chute avait pu me faire perdre la raison.

    "J'ai cru vous entendre dire que vous aviez mis une bouilloire à chauffer.

    - Ah, je vois ! Non ! J'ai un réchaud de camping. J'avais même une bouteille Thermos avant, mais... (Avec un froncement de nez.) Le thé dans une Thermos, ce n'est pas très bon, pas vrai ? Est-ce que ça pique beaucoup ?

    - Un peu.

    - Voilà une grande fille. Une sacrée chute quand même. Alors, le thé... sucre et citron, ça ira ? Je n'ai pas de lait malheureusement. Pas de frigo.

    - Du citron, ce sera parfait. [...]

    - Confortable ?

    Je fis oui de la tête.

    - Merveilleux." Il sourit, comme si effectivement ce moment était merveilleux. "Bien, passons aux présentations. Mon nom est Love, Aurelius Alphonse Love. Appelez-moi Aurelius, je vous en prie, me dit-il, le regard plein d'attente.

    - Margaret Lea.

    - Margaret, répéta-t-il, avec un grand sourire. Splendide. Absolument splendide. Et maintenant, vous allez manger."

    Entre les oreilles du gros chat noir, il avait déplié une serviette, un coin après l'autre. A l'intérieur se trouvait une généreuse part d'un gâteau foncé et légèrement gluant. Je mordis dedans. Le gâteau idéal pour une journée froide : parfumé au gingembre, sucré mais fort. Mon hôte versa le thé dans deux jolies tasses en porcelaine. Il me tendit un bol rempli de morceaux de sucre, puis il sortit de sa poche de poitrine un petit sac en velours bleu qu'il ouvrit. Sur le velours reposait une cuiller en argent dont le manche était orné d'un A allongé qui avait la forme d'un ange stylisé. Je la pris, tournai mon thé, avant de la lui rendre.

    Tandis que je mangeais et buvais, l'homme s'assit sur le second chat, qui prit tout à coup l'air mutin d'un chaton sous son imposant tour de taille. Il mangeait en silence, proprement et avec beaucoup de concentration, me regardant manger, moi aussi, soucieux de me voir apprécier son gâteau.

    " C'était délicieux, dis-je. Fait  maison, je suppose ?" [...]

    Mon compagnon s'essuya les doigts sur sa serviette avant de la secouer et de la replier en quatre. "Ça vous a plu alors ? C'est Mrs Love qui m'a donné la recette. Je fais ce gâteau depuis que je suis tout petit. Mrs Love était une merveilleuse cuisinière. Une merveilleuse femme, pour tout dire. Bien sûr, elle n'est plus des nôtres désormais. Un bel âge pour mourir... Encore que... On aurait pu espérer... Mais le destin l'a voulu ainsi.

    - Je vois", dis-je, bien que rien ne fut moins sûr. Mrs Love était-elle sa femme ? Mais il avait dit qu'il faisait son gâteau depuis son plus jeune âge. Sa mère ? Impossible, il ne l'aurait pas appelée Mrs Love. Deux choses étaient claires, cependant : il l'avait aimée, et elle était morte. "Je suis désolée", dis-je.

    Il accepta mes condoléances d'un air triste, puis son visage s'illumina. "Mais c'est un hommage adéquat, vous ne trouvez pas ? Le gâteau, j'entends.

    - Certainement. C'était il y a longtemps ? Que vous l'avez perdue ?

    - Presque vingt ans, dit-il au bout d'un instant de réflexion. Pourtant j'ai l'impression que c'est beaucoup plus ancien. Ou le contraire. Ça dépend de la façon dont on voit les choses.

    Diane SETTERFIELD, Le Treizième Conte, 2007.

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  • Epices et magie (C. DIVAKARUNI)

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    Ce qu'il y a de bien dans les contes, c'est qu'ils sont courts. Pourquoi commencé-je ainsi ? simplement pour introduire le problème que m'a posé le roman de Chitra Banerjee DIVAKARUNI... C'est un joli conte, écrit avec une langue sensuelle et voluptueuse, où la texture des choses est présente à chacun des mots mais... il fait 330 pages ! Et 330 pages pour raconter l'histoire d'une magicienne des épices au fond de sa boutique américaine, franchement, j'ai trouvé ça long ! L'enchantement est retombé à mi- parcours et c'est bien dommage : le sujet aurait gagné à plus de concision.

    L'histoire ? Tilo est une "maîtresse des épices". Elle a reçu ce savoir de "première Mère", sur une île secrète d'Inde, au prix de l'obéissance à des règles strictes et dans le respect du service et de la dévotion. Elle est aussi magicienne, pratique les mélanges et les incantations, lit dans les âmes et tâche de les soigner; jusqu'à s'en brûler les doigts... Le passage qui va suivre vous donnera le ton de ce livre : épices, magie, langue riche... voici donc :

    ÉPICES ET MAGIE

    Curcuma

    Quand vous ouvrez la caisse qui trône près de la porte d'entrée, vous le sentez immédiatement, bien que votre cerveau ait besoin de quelques instants avant de reconnaître cette senteur subtile, légèrement amère comme la peau et presque aussi familière.

    Effleurez-en de la main la surface, et la poudre jaune et soyeuse collera aux coussinets de votre paume et au bout de vos doigts. De la poussière d'aile de papillon.

    Puis portez votre main à votre visage. Frottez-vous en les joues, le front, le menton. N'hésitez pas. Depuis  des millénaires, depuis que le monde est monde, les épouses - et celles qui aspirent à devenir des épouses - ont fait ce même geste. Cela effacera les taches et les rides, éliminera l'âge et la graisse. Pendant des jours, votre peau rayonnera d'un éclat jaune pâle, doré.

    Chaque épice est liée à un jour particulier. Le curcuma est lié au dimanche, jour faste où la lumière grasse couleur de beurre dégouline dans les caisses, illuminant les légume secs à faire tremper, jour où l'on prie les neuf planètes d'accorder amour et chance.

    Curcuma, qu'on appelle aussi halud, qui veut dire jaune, couleur de point de jour et son de conche. Curcuma qui conserve, préserve la nourriture dans un pays de chaleur et de faim. Curcuma, épice de bon augure, qu'on met sur la tête des nouveaux-nés pour leur porter bonheur, dont on saupoudre les noix de coco pour les pûjâ, avec lequel on frotte les bordures des saris de mariage.

    Mais il y a plus encore. C'est pour cela que je les choisis seulement au moment précis où la nuit se transforme en jour, ces racines bulbeuses comme de noueux doigts bruns, c'est pour cela que je les broie seulement quand Svâti, l'étoile de la foi, resplendit, incandescente, au nord.

    Quand je la tiens dans mes mains, l'épice me parle. sa voix évoque le soir, le début du monde.

    Je suis le curcuma qui surgit de l'océan de lait que les deva et les asura barattèrent pour en faire surgir les trésors de l'univers. Je suis le curcuma qui apparut après le poison et avant le nectar et se trouve, en conséquence, entre eux.

    Oui, je chuchote en me balançant à son rythme. Oui. Curcuma, fortifiant pour les peines de coeur, onction pour les morts, espoir de renaissance.

    Ensemble nous chantons cette chanson, comme nous l'avons si souvent fait.

    Chitra Banerjee DIVAKARUNI, La Maîtresse des épices, 1997.

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  • Soupes et écriture (C. PELLETIER)

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    Chantal PELLETIER a judicieusement choisi son titre : Voyages en gourmandises. Dans cette série "Exquis d'écrivains", son petit livre apporte un joli regard sur le thème. Je l'avoue, ce volume est mon préféré des trois sortis actuellement. J'ai aimé sa langue sensuelle, son écriture voluptueuse et puis, elle a réveillé chez moi une douce nostalgie. En effet, mon grand-père maternel était bressan et toujours, je l'ai vu les soirs d''été manger ce que nous appelions chez nous la "soupe de lait" : des morceaux de pain arrosés de lait froid. Et nous adorions l'imiter ! Manger la soupe de lait avait un délicieux goût de plaisir défendu : une soupe froide ! et sans légumes ! un vrai bonheur d'enfant !

    C'est avec bonheur, émotion et nostalgie que j'ai retrouvé cette soupe au fil des pages de Chantal PELLETIER. J'y ai appris que notre "soupe de lait" portait un nom chez elle : la fraisée. Et comme les lignes qui suivaient elle évoquait les rapports étroits qu'elle entretenait entre écriture et littérature, thème qui m'est cher comme vous a pu le constater, je n'ai pu résister à vous recopier ses lignes. Voici donc :

    SOUPES ET ÉCRITURE

    Cours élémentaire. Sujet de ma première rédaction : "Faites une description". J'avais choisi de détailler les ingrédients d'une soupe de légumes... Reine des trois repas, matin, midi et soir, la soupe fut mon premier paysage, ma première évasion, mon premier personnage, couleurs, consistances, yeux du bouillon, cheveux de vermicelle, perles du tapioca...

    A la soupe ! Façon, chez ma grand-mère, à la campagne, de dire A table ! pour manger la sope. De légumes, verte au cresson, orange au potiron, grasse du pot-au-feu, froide et minimaliste des soirs d'été : des morceaux de pain sec arrosé d'un lait crémeux à température de cave, un lait qui faisait une grosse peau dès qu'on le laissait reposer. Oui, du lait et du pain, la fraisée, ça s'appelait, parce que ça faisait frais, ça vous requinquait les soirs d'été pleins de guêpes et d'odeurs de foins coupés.

    A chaque saison sa soupe, celle à la tomate faite avec le coulis des bocaux épaissi à la farine, celle dans laquelle on jetait herbes des chemins, orties, fanes de carottes, et puis, la royale, celle qui contenait un gros morceau de lard salé, pas de malheureux petits lardons en barquette de supermarché, non, du lard, du vrai, charnu, au tendre feuilletage blanc, rose, pourpre. Ce régal !

    J'ai abandonné le lard, mais gardé un goût immodéré pour la soupe. Divine comme la sopa di pollo savourée dans les Andes péruviennes, à Chavin, après des jours de camion pour franchir la Cordillère blanche. La soupe au pistou que Claude cuisine à la saison des cocos. La soupe au miso de l'ami Taka. La bouillabaisse de Mireille. Le gaspacho de Serge. La soupe orange-gingembre de Iolande, celle aux crevettes et à la citronnelle de M. Tranh, les listes, toujours, cette marotte lassante, agaçante, de dénombrer les bonnes choses, car on pourrait les oublier.

    La soupe principale, chez ma grand-mère, était, elle, impossible à oublier. Faite de farine de maïs grillée : les gaudes. Bien de chez nous, rien qu'à nous, les gaudes avaient été inventées par nos ancêtres. Certains disaient que ce n'était pas à cause des Dombes de Bresse et de leurs moustiques qui nous avaient jadis donné la malaria, ni des grains de maïs qu'on trouvait dans le gésier omnivore de nos poulets (les meilleurs du monde), mais à cause de la couleur de notre soupe qu'on appelait les Bressans les ventres jaunes. Les mangeurs de maïs. [...]

    Quand l'assiette de gaudes fumait devant moi, je lui trouvais la beauté ronde et chaude du soleil. Mes joues baignaient dans cette savoureuse vapeur et je ne perdais rien du spectacle : imperceptiblement, la soupe figeait, formait une mince carapace un peu plus sombre, et, sur cette écorce fragile, on versait le lait de la traite du soir, épais, mousseux, parfumé. Sous cette froidure, la peau des gaudes durcissait en une croûte plus robuste, croquante.

    La cuillère plongeait alors dans cette steppe dorée noyée de neige. Dans la bouche se mêlaient glacé, brûlant, liquide, compact, tendre, croustillant, et chaque cuillerée formait un nouveau paysage, redessinait des lacs blancs, des canyons sableux... C'était le plus beau des voyages. Pourtant, au cours élémentaire, pour cette toute première rédaction décrire  une soupe, je n'ai pas osé choisir les gaudes, je me suis contentée d'une soupe de légumes. Carottes, oignons, poireaux, pommes de terre, tout y est passé, pas à la moulinette : en morceaux coupés fins, version minestrone. L'important était de détailler la liste. La soupe de mots comme de légumes, je connaissais bien.

    Écrire a donc d'abord signifié décrire la soupe et sortir de la soupe du patois, pleine de trucs et de machins, pour dire une émotion, un sentiment. Je croyais, et j'ai cru longtemps, que seuls les livres parlaient de ces choses-là, et j'étais bien d'accord pour qu'ils volent à la nourriture sa place principale.

    J'adorais l'école, car j'y plongeais dans l'écrit (les cris, je visualise ce mot toujours de cette façon) qui devint mon plat préféré. Loin de ce bouillon, cosmique, je m'ennuyais trop. Alors, le stylo a remplacé la fourchette, le clavier l'assiette, je me suis attablée, et je suis partie en voyage.

    Chantal PELLETIER, Voyages en gourmandises, 2007.

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  • Le problème des poissons à grosses joues (S. TESTUD)

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    En ce moment, je lis. On me dit : "Mais c'est fou, tu n'arrêtes pas !" Euh si, pour manger, bien sûr. Mais j'avoue que cette arrivée brutale des vrais beaux jours, des tee shirts - que dis-je, des débardeurs ! - et des jambes nues m'incite davantage au farniente qu'aux fourneaux.

    N'allez pas pour autant penser que je fais rien. Tiens, rien que ce week end, j'aurais pu vous mettre mes poivrons marinés à l'huile d'olive. Ou encore mes rouleaux de printemps improvisés hier soir. Mais non, à la place, je vous parle de mes lectures... Et parmi elles, il y en a une pour laquelle j'éprouve une tendresse toute particulière, c'est le dernier bouquin sorti en poche de Sylvie TESTUD, Le Ciel t'aidera.

    Sylvie TESTUD, c'est une comédienne à laquelle je n'ai jamais particulièrement prêté attention. Oh certes, je trouve que c'est une excellente comédienne, mais voilà. Point. Sauf qu'elle ne se contente pas de jouer, elle EST un personnage. Drôle, loufoque, déjanté, plein d'acuité sur notre monde et, surtout, une très jolie plume. Moi qui ne suis pas très cliente de nouvelles et autres courtes histoires, j'ai adoré lire Il n'y a pas beaucoup d'étoiles ce soir, florilège d'une vie d'actrice pas toujours glamour, surtout lorsqu'elle finit la soirée des Césars comme Cendrillon, dépossédée de ses biens par les grands couturiers et autres bijoutiers, à se taper le gros rouge dans la cuisine de sa concierge !

    Elle est dotée d'un style tout à fait particulier, mélange d'oralité, de familiarité (voire de vulgarité), de naïveté et d'humour : sur elle et sur les autres. Avec elle, le quotidien se métamorphose en épopée et il faut l'imaginer grimpée sur le toit de son appartement parce qu'elle a entendu du bruit et y étant coincée, gesticulant au Vélux tandis que son ami n'y voit rien et que son chien se vautre sur le dos, croyant qu'elle va le caresser ! Il y a du Jane BIRKIN dans les histoires de Sylvie TESTUD.

    Dans l'extrait que je vais vous présenter, elle a invité ses amis à dîner chez elle. Elle part en tournage, veut leur dire au revoir et a raté leur dîner au resto pour cause de psychose de parking souterrain (comprenne qui lira...). C'est ainsi que Sylvie TESTUD se lance à la recherche de la tomate exceptionnelle et son corollaire, les poissons à grosses joues... Voici donc :

    LE PROBLÈME DES POISSONS A GROSSES JOUES

    Pascal m'a noté la marche à suivre et tous les ingrédients nécessaires pour un plat réussi. J'ai promis à Pascal d'essayer. Je dois refaire le plat qu'il nous a préparé le mois dernier.

    Je tourne ma tête vers les produits.

    - Ton plat dépend de la tomate. Tu pourras faire ce que tu veux, être la meilleure cuisinière du monde, si ta tomate n'est pas bonne, ton plat sera moyen.

    Il m'a avertie.

    Oui. Il me faut la tomate exceptionnelle.

    C'est vraiment si rare, une bonne tomate ? A écouter Pascal, on dirait que les commerçants cachent les bonnes tomates au fond des magasins pour qu'on ne puisse pas les acheter. Moi, j'ai de la chance, je suis prévenue. Il y en a qui bossent toute la journée pour gagner leur  tomate, et on leur refile de la saloperie...

    J'espère que la bonne tomate n'est pas déjà au fond du panier d'un client plus matinal. [...]

    Ces odeurs mettent Tiago dans tous ses états. Il tire sur sa laisse comme s'il était complètement cinglé. Il m'entraîne sans difficulté devant son étal préféré. celui qui, selon son goût, sent le meilleur. Il se dirige vers la poissonnerie.

    Du poisson. J'en ai sur ma liste.

    Offff... Je ne sais pas si c'est exactement ce que j'ai envie de renifler aujourd'hui... Il fait trop chaud. L'odeur des poissons m'est difficile à supporter. Je dois acheter des joues de lotte. Je relis deux fois ce que Pascal a écrit sur mon papier. Des joues de lotte ? C'est bien ça. Les poissons, même les plus gros, ne sont pas joufflus. Je n'ai jamais vu les joues d'un poisson. J'observe attentivement les poissons.

    Non. Même les gros ont la tête fine.

    Où Pascal trouve-t-il des poissons à grosses joues ? Ici, il n'y a que des poissons minces. Même très minces. Ben, qu'est-ce que je vais faire avec tous ces poissons anorexiques ?

    Je cherche le poisson joufflu. Toutes ces gueules ouvertes... Tous ces yeux qui ont perdu leur dedans...

    Une dame avec des gants en plastique ensanglantés arrive près de l'étal de glace pilée. Elle attrape un poisson. Ben quel spectacle ! Le poisson n'est même pas raide ! Il pend,d ! Il pend de sa main ! La tête surtout ! Le poisson a la tête qui pend ! Le poisson a la bouche ouverte, et les yeux aussi ! Pire encore : la dame aux mains ensanglantées se tourne vers une cliente et lui fout sous le nez le poisson à la tête qui pend.

    La dame aux mains dégueulasses demande à la cliente qui va payer pour se mettre ça dans le sac :

    - Je vous le vide ?

    Je vacille.

    [...] La dame en a fini avec sa cliente. Elle lève les yeux vers moi.

    - A qui le tour ?

    Je regarde autour de moi... Personne n'attend.

    Le tour est à moi.

    J'hésite. Je passe l'étal en revue. On dirait que c'est la première fois que je vois une poissonnerie. La tête des poissons m'impressionne. Leurs yeux ouverts, vides d'expression, sont loin de me mettre en appétit. Je ne sais pas si j'ai envie d'acheter des poissons fraîchement massacrés, moi. Les gens transportent des cadavres entiers jusqu'à leur casserole. Ils s'en délectent. Ils les accompagnent d'une sauce.

    Je sursaute.

    - Ils sont beaux, n'est-ce pas ? me demande la voix guillerette de la poissonnière.

    Ah, ça oui ! j'ai envie de lui répondre. Surtout celui que j'ai sous le nez. Il a la gueule ouverte, l'oeil visiblement crevé, et du sang plein les nageoires... Quelle merveille !

    Je ne dis rien.

    Je suis décidément trop fatiguée. Je n'aurai pas le courage de surmonter cette odeur, ces images, bien longtemps. Je n'ai pas envie de promener l'odeur de la poissonnerie dans un sac en plastique, dans ma cuisine, dans ma casserole, encore moins dans mon assiette.

    Tant pis pour la recette de Pascal.

    J'achète deux poulets rôtis. Je vais commander le reste avec mon ordinateur, par Internet. L'huile d'olive, les condiments et les légumes surgelés viendront à moi.

    - T'as fait du poulet ? ils me diront, ce soir, quand ils arriveront à la maison.

    Je dirais oui.

    Je n'ai pas trouvé de joues de poisson.

    J'ai trouvé deux poulets sans plume et sans tête, avec deux pattes et deux ailes.

    Je rentre à la maison. une bonne sieste, et ma journée va reprendre normalement.

    Sylvie TESTUD, Le Ciel t'aidera, 2005.

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  • Mon Amérique à moi (M. WINCKLER)

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    "Exquis d'écrivain" est une nouvelle collection que viennent de créer les éditions Nil, sous la houlette de Chantal PELLETIER. Vont y être publiés des textes d'écrivains qui parleront de leur relation au goût et aux plaisirs des sens liés à la nourriture. Trois livres sont déjà sortis : A ma bouche, de Martin WINCKLER, Sous les mets les mots, de Claude PUJADE-RENAUD et Voyages en gourmandise, de Chantal PELLETIER elle même.

    Vous pensez bien qu'une telle collection ne pouvait que m'intéresser ! C'est d'ailleurs ce qu'a pensé la charmante personne qui m'a offert ces trois livres, ajoutant toutefois : " Disons qu' ils sont d' une lecture charmante, une bouffée d' oxygène, un moment de détente sympathique." J'ai décidé de commencer par l'ouvrage de Martin WINCKLER. De lui, je n'avais rien lu, m'étant seulement contenté d'en "entendre parler". J'avoue n'avoir pas été transportée par sa prose, le style étant trop "rigoureux", trop sec, (trop scientifique ?) pour moi. Sur son site personnel, il parle ainsi de son livre : "À ma bouche, ma contribution à cette collection, n’est pas un essai, ni un roman. C’est un livre autobiographique, qui raconte et réinvente des moments d’enfance et d’adolescence, et parle de la valeur symbolique que revêtent pour moi certaines coutumes culinaires, certaines recettes, certains souvenirs."

    J'ai personnellement été touchée par son chapitre évoquant son séjour aux USA, qu'il fit à dix-sept ans. Il passa une année dans une famille américaine et les souvenirs qu'il en a gardés sont, je crois, des souvenirs dans lesquels se reconnaîtront beaucoup de ceux qui ont eu le bonheur d'aller aux USA : un ensemble de petits bonheurs, de plaisirs régressifs ou transgressifs, mais oh combien délicieux ! Et les serveuses qui vous appellent "honey" dans des restaurants qui semblent tout droit sortis de Shérif, fais-moi peur ! En lisant ce texte je ne pouvais m'empêcher de fredonner la chanson de Johnny HALLYDAY (paroles de Philippe LABRO) :

    Mon Amérique à moi c'est une route sans feux rouges
    Depuis l'Hudson River jusqu'en Californie
    [...]

    Mon Amérique à moi c'est jamais les gratte-ciel
    Ni les flics ni les fusils ni la drogue ni le sang
    C'est plutôt les enfants qui sur leurs vélos rouges
    Distribuent les journaux aux portes des maisons
    Y a des bouteilles de lait sur tous les paillassons

    [...]

    Mon Amérique à moi est telle que je la rêve
    Telle que je l'ai vécue telle que vous l'avez vue
    Dans les films noir et blanc la lumière était belle
    Et les figurants des westerns semblaient tout droit venus
    Des albums illustrés signés Norman Rockwell

    [...]

    Mon Amérique à moi est modeste et tranquille
    Elle me dit
    good morning avec un grand sourire
    Me sert du café chaud, des pommes à la vanille
    M'invite pour passer Noël au Tennessee
    Et pour faire du cheval dans la Ouest Virginie

    C'est, je crois, cette Amérique-là dont veut se souvenir Martin WINCKLER. Et nous en faire partager un morceau. Je dédie ce texte à ma meilleure amie, Anne, qui saura en apprécier toute la valeur...Voici donc :

    MON AMERIQUE A MOI

    Un jour, à l'adolescence, j'ai quitté les pithiviers, les petites galettes, la tchoutchouka et le poulet au citron pour le pays de la malbouffe.

    Du moins, c'est ce qu'on m'a dit alors.

    "Tu pars en Amérique ? C'est un beau pays, mais, mon pauvre, tu vas souffrir. Qu'est-ce qu'on y mange mal !"

    Ça m'a fait sourire. Au risque de paraître hérétique, je suis omnivore. Après avoir passé plusieurs étés en Angleterre, dans les années soixante, j'ai appris à manger, pour calmer ma faim, des choses sans nom - pour ne pas dire innommables. Des Fish and chips, pour commencer : de grands filets de poisson pané et des frites abondamment salées, servies dans des cornets de papier journal.

    De plus, j'aime le ketchup et la moutarde. Avec du ketchup et de la moutarde, on peut faire passer n'importe quoi. Alors, aller manger en Amérique, est-ce que ça pouvait vraiment m'effrayer ?

    [...] A ma bouche, l'Amérique a des goûts aussi délicieux et familiers que ceux de mon enfance rapatriée. Non pas le goût du Coca-Cola : j'avais fait le pari de ne pas en boire une goutte pendant toute mon année et je l'ai facilement tenu. Mais celui, acidulé, du 7-Up et du Sprite, dont il fallait toujours laisser la dernière bouteille pour Charly. Des steaks hachés que Betty faisait rissoler, une cigarette au coin de la bouche, sur une poêle plate posée à cheval sur deux feux de la cuisinière. Le goût du fudge, le caramel qu'elle avait fait durcir dans un grand plat carré ; celui des brownies qu'elle confectionnait les soirs d'hiver et celui des hot dogs qu'on mange dans la boutique d'une station-service après avoir fait le plein (merci, Chuck, de m'avoir appris ça). Le goût des pizzas dont on commande la garniture. Le goût du coleslaw, la salade de chou servie en accompagnement de tant de diners. Le goût des Oreos - les chocos BN américains - dont on lèche la crème avant de croquer les deux biscuits ronds qui l'entourent. Le goût des milk shakes. Le goût des hamburgers qu'on passait acheter au Red Barn avant d'aller voir un film au drive-in. Le goût des repas du soir pris à six heures de l'après-midi, et celui des crèmes glacées qu'on mangeait vers vingt-deux heures après être allés faire des courses au Mall. Le goût de la sauce Thousand Island sur la Caesar Salad dans un petit restaurant sur la route de Denver, et la voix de la serveuse quinquagénaire qui s'adressa à moi en m'appelant Honey. Le goût des TV dinners : on enlevait le papier aluminium des grands plateaux surgelés, Chuck ou Juno ou moi les mettions au four (les fours à micro-ondes n'existaient pas encore à l'époque) pendant que l'un ou l'autre surveillait le téléviseur du coin de l'oeil. Une fois réchauffés, on les installait sur de petites tables pliantes juste au moment où débutait le film du soir - Oklahoma ! ou South Pacific. Le goût du T-Bone steak sorti du gril [...].

    Le goût de l'Amérique, c'est celui du hashbrown servi en side order, dans ce Coffee parisien du Quartier latin où j'ai toujours envie d'aller déjeuner depuis qu'une jeune femme aussi profondément amoureuse de l'Amérique que moi me l'a fait découvrir, début 2006.

    Le goût de l'Amérique, à ma bouche, n'est pas le goût d'une bonne ou mauvaise nourriture - rien de plus arbitraire, rien de plus suspect, rien de plus frelaté, rien de plus commercial que la notion de "bon" dans la nourriture - c'est celui de la vie que j'ai vécue là-bas au début des années soixante-dix avec des adolescents de mon âge curieux du pays d'où je venais, des adultes qui me respectaient et ne me traitaient pas de haut, des enseignants qui m'encourageaient et un monde où, même si tout n'est pas possible (tout n'est jamais possible), la vie entière a du goût.

    Martin WINCKLER, A ma bouche, 2007.

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  • Tempête autour d'un estomac (B. SHARMA)

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    Je continue dans ma série indienne. Cette fois, tout tient dans le sous-titre :" Récits gastronomiques traduits de l'anglais (Inde)". La colère des aubergines est un drôle de petit livre, qui mêle cuisine et vie quotidienne. L'auteur, Bulbul SHARMA est écrivain et peintre et c'est avec la conjonction de ces deux talents qu'elle nous dépeint la vie des femmes en Inde. Car ce sont essentiellement des histoires de femmes qui se mettent en place sous nos yeux : la grand-mère qui veille jalousement sur ses pickles, les familles qui se livrent une concurrence sans merci pour faire étalage de bonne chère le jour du mariage de leurs enfants, la cousine laissée pour compte et ballotée dans toute la famille mais qui refuse cependant l'émancipation, la femme et ses deux amants... Bulbul SHARMA déroule le fil de douze nouvelles qui sont autant de scène de la vie quotidienne en Inde aujourd'hui.

    Beaucoup de ces nouvelles se passent dans la cuisine. Toutes évoquent la nourriture, fil conducteur de l'ouvrage. Et chaque histoire se clôt sur une ou plusieurs recettes typiquement indiennes (j'en ai compté vingt-quatre). A l'origine était la grand-mère de l'auteur : Dida, qui "prépar[ait] les repas assise sur le sol de la cuisine". Et c'est ainsi qu'elle décline quelques unes des recettes de cette dernière, plus d'autres.

    L'extrait que j'ai choisi n'est pas, curieusement, un moment de festin. C'est plutôt un drôle de festin : le pauvre Vinod se retrouve pris en sandwich, comme l'indique le titre de la nouvelle, entre sa mère et sa femme. et c'est à celle qui le gavera le plus et le mieux. D'où son appréhension à rentrer chez lui, le soir... Voici donc :

    TEMPÊTE AUTOUR D'UN ESTOMAC

    Depuis son mariage avec Nirmala, Vinod était entraîné dans cette lutte dont son palais était l'enjeu, et il en était las. Chaque jour, les deux femmes essayaient de nouvelles stratégies. Parfois elles se battaient sur le terrain des currys, chacune d'elles en produisant une version plus épicée, plus parfumée, plus forte, qui lui mettait la bouche en feu et lui donnait des cauchemars. L'une préparait-elle un plat d'agneau (roghan josh) plantureux nageant dans la graisse, l'autre répliquait par un curry de boulettes de viande (kofta curry) alourdi d'une sauce épaisse à la poudre d'amande. Quand sa femme plaçait devant lui un poulet au beurre qu'on aurait cru trempé dans la teinture orange, sa mère contre-attaquait avec des boulettes de viande noyées dans un lac de ghî d'un jaune profond. Aux brochettes tranchées fin (reshmi), dures comme une corde de jute, répondaient aussitôt des brochettes pasanda raides et calcinées comme autant de morceaux d'ébène. L'une et l'autre étaient piètres cuisinières, mais il fallait les complimenter à chaque bouchée qui lui obstruait le gosier. Vinod rêvait souvent de pouvoir diviser son corps en deux moitiés verticales pour en donner une à chaque femme. Il aurait tant voulu leur plaire à toutes les deux.

    Nirmala savait que sa belle-mère était meilleure cuisinière qu'elle. Elle avait commencé à nourrir Vinod bien avant elle et savait exactement ce qu'il aimait. [...] Si seulement ses galettes (phulka) pouvaient être aussi parfaitement rondes que celles de sa mère, au lieu de ces successions de flaques difformes qui lui valaient de perpétuelles humiliations.

    Sa belle-mère riait sous cape quand Nirmala posait les phulkas balafrées et informes sur l'assiette de Vinod.

    "Elle a beau avoir étudié dans une école de soeurs et parler couramment anglais, ce qu'elle prépare est bon à jeter, pensait-elle. Il ne suffit pas d'avoir le teint pâle et un joli sourire pour plaire à un homme, il faut aussi savoir le nourrir." Elle n'avait pas besoin d'un livre pour savoir comment cuisiner. Sa mère lui avait tout appris quand elle était enfant et bien qu'ils aient eu de nombreux domestiques, elle s'était toujours occupé des repas de son défunt mari. Même le jour de sa mort, il avait mangé une pleine assiette de pommes de terre au fenugrec (alu methi), quatre galettes de blé (paratha) fourrées au fromage (panîr), un grand bol de khir et deux gâteaux ronds (laddu) qu'elle avait préparés avec du pur lait de vache venu de leur village. Vinod aussi aimait sa cuisine. Enfant, il se précipitait vers elle à l"heure des repas pour lui demander à manger le premier. Elle séparait en deux un paratha tout chaud, en effritait une moitié pour la mélanger à de la sauce, rajoutait un bon morceau de beurre blanc et confectionnait des petites boulettes de cette mixture. Puis elle les lui introduisait adroitement, l'une après l'autre, dans la bouche, qu'il gardait grande ouverte comme un oisillon perpétuellement affamé. Le voir à présent avaler la mauvaise cuisine de sa femme lui brisait le coeur. Même le petit domestique n'en aurait pas voulu. Elle avait envie de lui arracher l'assiette des mains et d'en jeter le contenu à la poubelle.

    "Elle pose toujours  le plat qu'elle a fait juste devant toi, c'est pour ça que tu ne manges pas les miens, se plaignait Nirmala. Elle ferme la porte de la cuisine à clef quand elle prépare le repas, pour que je ne puisse pas voir quelles épices elle met dans le curry. Il ne faudra pas m'accuser si un jour elle brûle vive dans la cuisine sans que je puisse lui porter secours. ce sera bien fait pour elle. Elle n'aura qu'à emporter ses recettes secrètes au paradis", bougonnait Nirmala dans leur chambre après l'avoir de nouveau étouffé avec une tentative désastreuse sur laquelle il n'avait pas tari d'éloges.

    Bulbul SHARMA, "En sandwich !", La Colère des aubergines, 1997.

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