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Repas amer ( N. APPANAH)

Imprimer Catégories : Littérature gourmande

Le hasard a voulu que j'apprenne dernièrement le Prix du roman FNAC 2007 ait été décerné à Natacha APPANAH pour son roman, Le Dernier Frère. Or Natacha APPANAH, je l'ai quant à moi découverte cet été, avec son premier roman, Les Rochers de Poudre d'or. Un roman absolument magnifique, bouleversant et terrible. L'auteur, mauricienne, a décidé d'écrire sur un aspect méconnu de l'histoire de l'Île Maurice, ce moment où la "traite des noirs" a cédé la place à la "traite des Indiens". De pauvres gens, rêvant d'Eldorado, de "rochers sous lesquels on trouvait de la poudre", et qui se sont retrouvés exploités dans les champs de canne à sucre mauricien.

Dans son premier roman, Natacha APPANAH a choisi de suivre les destinées de quatre personnages : Vythee, parti retrouver son frère sur l'île, Badri, un simple d'esprit passionné par le jeu de cartes, Chotty, condamné à être l'esclave d'un riche paysans pour payer la dette de son père mort, et Ganga, qui a fui le bûcher où la mort de son époux la condamnait. Le roman n'est pas très long, mais il est intense? Rude, brutal, éprouvant. on le referme avec la rage au ventre et de la pitié plein les yeux.

Le passage que j'ai choisi se situe plutôt vers la fin, quand les indiens sont parvenus à "Mérich". C'est la première journée des nouveaux arrivants.  Voici donc un :

REPAS AMER

Le travail était très irrégulier. Les anciens étaient rentrés dans le champ, créant un vide derrière eux, tandis que les nouveaux peinaient, avançant péniblement. Parfois, de rage, comme le vieux pêcheur, à la droite de Vythee, ils s'emparaient de la canne, la secouaient et essayaient de la briser à deux mains en lançant les pires injures. Alors, maligne, elle se courbait, la peau se fendait, elle émettait un craquement mais elle ne se cassait pas. Vythee ferma les yeux, se concentrant sur son travail... Un coup sec, en biais, sous le noeud. Sans trembler... Ferblanc cria alors : "Repas !"

Les Indiens cessèrent immédiatement et se regroupèrent à côté de la charrette. Badri avançait péniblement mais Ferblanc l'arrêta.

"Toi, tu continues !

- Mais à manger, sahib ! A manger !

- Pas travail, pas manger. C'est comme ça, ici."

Badri se mit à pleurer. Comme sur le bateau quand les officiers l'avaient tabassé et délesté. Il s'assit sur le bord de la route et enfouit sa tête dans ses mains. Das donna un coup de coude à Vythee.

"Mange, petit ! Avale. T'auras rien avant quatre heures. Mange !

- Mais Badri...

- Laisse. Ça arrive à tout le monde. Faut s'habituer. Quand on ne travaille pas, on ne mange pas.

- Mais nous venons d'arriver, Das. Badri est jeune, il ne sait pas...

- Et alors ? Qu'est-ce que tu croyais ? Qu'on allait t'accueillir avec des guirlandes de fleurs et des chants ? Qu'on allait dire... oh, c'est des nouveaux, laissons-leur une chance..."

Das mangeait tout en parlant. Il avalait de grandes parts de galettes sucrées, emplissait ses joues jusqu'à ce qu'elles gonflent, et buvait de l'eau avec des bruits de succion.

"Nouveaux ! Nouveaux ! Faut travailler, petit, comme les autres. T'es pas là pour faire le beau et personne n'est là pour toi. Mange, idiot. Mange."

Les yeux de Vythee s'embuèrent bien malgré lui. Tout le monde avalait sa croûte et lentement il fit de même. Si la journée devait être comme cette première heure, il en aurait besoin. Autour de lui, c'étaient des champs à perte de vue et un peu plus bas, il y avait une sorte de tour en pierres grises. Et plus loin, il y avait cette bande bleue.

"Ça ? C'est la mer, petit. La tour, c'est la cheminée de l'usine.

- Quelle usine ?

- Mais... tu viens d'où, toi ?

- Des collines de Parvi.

- C'est où, ça ?

- Pas très loin de Madurai. Chez moi, les cannes sont...

- Arrête. Ça ne m'intéresse pas. L'usine, c'est là où l sucre est fait. Après la coupe, on ira travailler là-bas.

-Ah...

- Oui, ah...

- Tu as été à la mer, là-bas ?

- Non.

- Pourquoi ?

- Pourquoi ? Pourquoi ?! Petit, tu ne peux pas sortir du domaine. C'est fini. Tu restes là, tu dors là, tu travailles là...

- Et si je demande au sahib Rivière...

- Ha, ha ! le sahib Rivière...

- Mais mon frère m'attend à Mont Trésor !!

- Quoi ?

- Oui, c'est pour lui que je suis là. Il est parti il y a quatre ans et il m'a écrit pour me dire de venir le rejoindre."

Das allait lui rétorquer qu'il pouvait toujours attendre et que, frère ou pas, Vythee devait rester ici, à Poudre d'or, mais quelque chose l'en empêcha.

Quelque chose dans les yeux de Vythee. Une sorte de vide qu'il avait déjà vu auparavant, dans ceux de Roy, dans ceux des autres Indiens dans la cale pourrie du Futay Mubarak il y a sept ans...

A chacun son illusion. A certains de l'or sous les rochers, à d'autres des frères...

Das avala sa dernière bouchée, allongea ses jambes à même les feuilles coupantes.

"Oui, peut-être qu'il faut demander à M. Rivière, petit..."

Le travail reprit une demi-heure après. A midi, ils s'arrêtèrent et s'installèrent sous le grand banian  au bord du champ. Badri eut droit à sa galette, cette fois-ci. Certains s'assoupirent mais Vithee ne pouvait détacher ses yeux de cette bande bleue à l'horizon. Peut-être que derrière, là-bas, se trouvait l'Inde...

Après la pause, ils travaillèrent encore quatre heures et quand le soleil commença à descendre et que la bande bleue au fond prit une couleur orangée, Ferblanc aboya d'autres ordres.

" C'est fini, Das ?

- Non. Il faut que tu ailles chercher de l'herbe. Va de ce côté-ci. Rapporte des choses assez vertes et tendres. C'est pour les chevaux du sahib."

Quand ils eurent terminé, la nuit était déjà là et la lanterne de Sanspeur était de retour.

La charrette les attendait un peu plus loin et ils s'aidèrent mutuellement pour y monter. Vythee reconnaissait la même pénombre qu'ils avaient vue disparaître ce matin, les étoiles qui s'étaient éteintes devant l'aube étaient revenues, tout aussi brillantes. Il comprit alors pourquoi il devait regarder la nuit.

Au camp, ils eurent le même riz jaunâtre que la veille. A côté du puits où Das se lavait les pieds, Vythee vient s'asseoir. l'air frais lui fit du bien.

" C'est la même chose demain ?

- Oui, petit.

- Et jusqu'à quand ?

- Ça fait sept ans que ça dure pour moi, petit."

Natacha APPANAH, Les Rochers de Poudre d'or, 2003

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