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Grand cru et oiseaux de paradis... (J.P. KAUFFMANN)

Imprimer Catégories : Littérature gourmande

Pour beaucoup d'entre nous, Jean-Paul KAUFFMANN, c'est avant tout ce visage émacié qui, trois ans durant, est apparu en ouverture du journal de France 2 - on disait Antenne 2 alors - en compagnie d'autres journalistes, assorti d'un macabre compte-à-rebours. "Les otages au Liban n'ont toujours pas été libérés". Et puis "ils" ont été libérés. Et la vie a recommencé. Ou tout du moins tenté.

C'est cette reconstruction, à défaut de renaissance ou de résurrection, que Jean-Paul KAUFFMANN nous narre dans La Maison du retour. Ou comment, petit à petit, dans un isolement volontaire, il a retrouvé le goût des choses et des gens. Son livre est plein d'odeurs, de sons, de littérature aussi, entremêlé de rappels au réel. "Une fatwa a été lancée contre Salman Rushdie". "L'ayatollah Khomeyni est mort"... Et puis il y a le vin. C'est le Bordeaux qui était le sujet de son premier ouvrage publié après sa détention. C'est encore le Bordeaux que l'on retrouve dans l'extrait suivant, où Jean-Paul KAUFFMANN et son épouse, Joëlle, sont conviés à dîner chez un voisin. Voici donc :

GRAND CRU ET OISEAU DE PARADIS

Je ne sais si le vin habite un éternel présent, en tout cas celui-ci me paraît invulnérable. La robe est encore sombre et intense. Les parfums de la jeunesse, souvent trop démonstratifs dans leur évidence, ont disparu au profit d'un bouquet profond évoquant le cèdre, l'épice. Une sensation ténébreuse, irrévélable. Je songe alors à cette réflexion entendue un jour dans la bouche d'un vigneron : "Le parfum, ça vous saute au nez tandis que le bouquet, il faut aller le chercher." C'est un bonheur presque illicite d'atteindre la vérité cachée d'un tel vin. Il réussit à jouer sur deux notions antinomiques : la délicatesse et la puissance. D'ordinaire, on a l'un ou l'autre. Jamais les deux à la fois. Sauf dans des cas exceptionnels comme celui-ci.

L'épouse du Voisin et la soeur se sont absentées avec des airs de conjurés. Elles tiennent conciliabule en cuisine. Je saisis vite les raisons de cet aparté. En grande pompe, la soeur présente dans la lèche-frite de petites boules d'ivoire en brochette dont la peau est très légèrement quadrillée en pointe de feu par le gril. Un petit croûton taillé en demi-lune est intercalé entre chaque "bestiole". Ce sont des ortolans, doux oiseaux de passage, ainsi appelés "parce qu'ils fréquentent les jardins, du bas latin hortolanus" nous précise le Voisin.

La fourchette et le couteau sont bannis. La soeur indique qu'il faut saisir l'oiseau par le bec avec ses doigts. Je fais rouler mon premier ortolan dans la bouche. La tentation est grande de mâcher à peine en l'aspirant la chair dense et moelleuse car elle fond sous le palais. Lorsque je débroche mon deuxième ortolan, il rend une ou deux gouttes de graisse que je recueille soigneusement sur le croûton. Je sens que ce sera divin. Un goût plein de noisette, gras et fumé, truffé et fruité à la fois. La chair de l'ortolan qui se fluidifie dans la bouche souligne l'impression de dodu et de gras, en même temps la peau croustillante donne une sensation tactile qui l'apparente au maigre, au sec, au non-épais.

L'ortolan possède en Gascogne une valeur particulière. Ce passereau est si rare qu'il n'est dégusté qu'entre amis, "sous la serviette" comme nous le confie la soeur. C'est dire qu'on nous fait honneur en offrant ce plat. Pourquoi une telle marque de bienveillance . Je crois qu'ils sont heureux tout simplement de recevoir. De manifester aussi leur sympathie à l'égard d'étrangers qui ont choisi d'habiter leur région. Peut-être éprouvent-ils à notre endroit une forme de gratitude. [...]

La deuxième bouteille de Palmer me paraît un brin inférieure à la première, le vin est moins profond, un peu moins complexe. Cette différence sur un cru du même millésime n'est pas rare, surtout quand il s'agit d'un vin ancien. Depuis deux heures, nous faisons bombance et joyeuses libations. Il est possible que les papilles gustatives saturent et que le palais soit moins frais, moins impressionnable. Le Voisin me resserre souvent. Je me sens en tout cas très euphorique, nullement ivre. Dans un état de béatitude mais lucide et actif. Je ne connais pas de shoots plus plaisants que ces crus anciens. Ils m'exaltent, me font revenir en arrière comme la truite remonte la rivière. Seule matière vivante à se bonifier en vieillissant, le vin abolit le flux temporel.

Jean-Paul KAUFFMANN, La Maison du retour, 2007

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Commentaires

  • C'est un livre magnifique. Quand on connaît les Landes on retrouve tout de suite les couleurs et les odeurs.Un pur bonheur !

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