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nourriture - Page 4

  • Déjeuner du dimanche (G. OURY)

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    Je suis la mère d'un monstre. Adorable la journée, il se métamorphose dès vingt heures passées en bestiole immonde et insomniaque ! Il ne DORT pas ! Couine, geint, pleure toutes les heures et finit, plein de vie et de pétulance, par émerger pimpant à six heures du matin...

    Oh attention : ne voyez pas dans ce constat une invitation à ne pas procréer. La mère est ainsi faite que, MÊME la nuit alors qu'elle n'a qu'une envie : pulvériser l'enfant, elle finit par lui chercher des excuses : il a mal aux dents, il a le nez bouché, il fait des cauchemars... Et puis vient le matin, où tout chiffonné de sommeil et sentant bon le lait et le shampoooing, la peau douce douce douce, il se blottit contre vous et voilà, c'est reparti en attendant la prochaine nuit !

    Ceci n'a évidemment rien à voir avec ce qui va suivre mais peut peut-être expliquer que, le relâchement et la fatigue aidant, ce n'est pas une explication de "littérature" gourmande à proprement parler que je vais vous présenter. C'est culte, c'est... gastronomique, et c'est inoubliable !

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  • Un matin de Thanksgiving (A. PACKER)

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    C'est par hasard que j'ai découvert le premier roman d'Ann PACKER : il figurait sur une liste de Sélection FNAC. Le sujet m'avait plu : "Carrie Bell a vécu à Madison (Wisconsin) toute sa vie. D’aussi loin qu’on se souvienne, elle a toujours eu la même meilleure amie, les même bonnes relations avec sa mère, le même petit-ami, Mike, aujourd’hui son fiancé. Elle a 23 ans. Et elle étouffe. Mais voici que Mike est victime d’un terrible un accident qui le plonge dans le coma. Carrie remet en question les fondements même de sa vie : la personne qu’elle est, son foyer, sa région natale. Lorsque Mike sort du coma, c’est pour apprendre qu’il est tétraplégique. Carrie décide alors de partir pour New York ; cette ville immense lui offre la liberté dont elle rêvait. Mais le remord la poursuit..."

    Bon, le problème est un peu là : tout est dit - ou presque - dans cette quatrième de couverture. Et résultat : je me suis ennuyée le bon tiers du livre, me demandant quand cette pauvre Carrie allait cesser de tergiverser et se décider à tout plaquer pour partir à New York, puisque je SAVAIS qu'elle devait le faire ! Mais ensuite, quand enfin elle y est, dans la Grande Pomme, tout change ! Le roman s'anime, s'approfondit tout en restant très subtil, bref, c'est un bonheur de le dévorer jusqu'à ses dernières pages qui elles, je l'avoue, m'ont un peu frustrée. J'aurais aimé une autre fin, plus... enfin moins... J'aurais aimé qu'arrivée au terme de ces 510 pages, la fin fût à la hauteur du roman et des personnages construits avec beaucoup de finesse et de subtilité, or je trouve qu'elle laisse une impression inachevée.

    Premier roman d'Ann PACKER, il en présente les qualités et les défauts : l'équilibre est encore à trouver mais l'ensemble est tout à fait prometteur... Et comme la partie new-yorkaise est ma préférée, que j'ai beaucoup aimé le personnage du petit ami de Carrie à New York, Kilroy, et que la vision des Français est assez... américaine... je vous propose donc ce :

    MATIN DE THANKSGIVING

    C'était le matin de Thanksgiving. Habillé d'un peignoir en éponge, Kilroy versa la farine à même le plan de travail de la cuisine, y ajouta de petits cubes de beurre froid et se mit à travailler tout en ouvrant et en refermant les mains avec un bruit sec, comme s'il mimait un personnage bavard. Nous devions emporter un dessert et un légume à la brownstone ; Kilroy avait milité pour des sandwiches à la dinde chez lui, mais j'avais fait valoir que Thanksgiving ne se limitait pas à de la dinde et que la fête devait se célébrer en compagnie et il avait fini par céder.

    Debout sur le seuil et encore ensommeillée, je le regardai s'activer et bâillai copieusement. Après avoir avalé une gorgée du café qu'il avait préparé avant de me réveiller, je remarquai :

    "Il y a des gens qui utiliseraient un grand récipient."

    Il me jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule et sourit.

    "Ah, mais ils rateraient des trucs. Cette méthode est préférable, et de loin.

    - Ca m'a l'air sale, et de loin.

    - C'est la façon française. les Français ont le génie de la saleté."

    Du dos de sa main enfarinée, il repoussa une mèche de cheveux qui lui barrait la figure.

    "Tu peux me passer de l'eau glacée ?"

    Je me débarrassai de ma tasse, m'exécutai puis lui demandai :

    "Et comment connais-tu la façon française ?"

    J'arrivais presque à l'imaginer au milieu d'une cuisine campagnarde aux côtés d'une vieille fille aux yeux noirs l'initiant aux spécialités françaises, mais ce tableau ne me satisfaisait pas totalement.

    "J'ai suivi des cours. A Paris, au Cordon-bleu. Quand on ira, je t'y emmènerai, c'est vraiment génial."

    Nous échangeâmes un sourire qui, de sa part, signifiait, Parce qu'on y va, tu sais ; et, de la mienne, Oui, d'accord. Il parlait beaucoup de la France, disait : Tu adoreras Aix ou bien Attends et tu verras combien leur métro est supérieur au nôtre.

    Il rajouta une pointe d'eau dans sa pâte.

    "J'ai pensé qu'on pourrait peut-être faire bouillir les carottes et les patates douces pour préparer ensuite un gratin au beurre avec un soupçon de calvados.

    - Pas de petits champignons ?" suggérai-je.

    Il me sourit.

    "A la façon du Wisconsin ?

    - A la façon Mayer.

    -Tu fêtais Thanksgiving avec les Mayer ?

    - Toutes les huit dernières années. Il y avait une vingtaine de Mayer, cousins et petits-cousins compris, plus ma mère et moi. Mais disons que cela faisait vingt-et-un Mayer, cousins et petits-cousins compris, plus ma mère, vu que, moi, j'appartenais à la tribu."

    "On va la laisser reposer une heurre, déclara Kilroy qui enveloppa sa pâte et la rangeau au réfrigérateur. Et ta mère, ça l'embêtait ?"

    [...] "J'imagine qu'elle suivait, confiai-je à Kilroy qui opina gravement du chef.

    - La fameuse politique de moindre résistance, un vrai piège.

    -Qu'est-ce que tu racontes ?

    - On se dit, Bon, je vais éviter de faire des vagues et suivre le mouvement - et on en arrive à se retrouver dans un endroit où on a jamais eu l'intention de mettre les pieds sans ticket de retour.

    - Je ne sais pas, répondis-je. C'était simplement Thanksgiving.

    - Simplement Thanksgiving, rétorqua-t-il dans un éclat de rire. On jurerait un oxymoron."

    Un peu plus tard, je pelai les pommes en leurretirant de longues spirales de peau vert-jaune. Je les coupai ensuite en lamelles blanches et croquantes que je saupoudrai de sucre et de cannelle pour les disposer dans le moule où Kilroy avait monté sa pâte.

    Une fois la tarte dans le four et les légumes cuits, il alla prendre une douche pendant que je me resservais un café en songeant combien j'aimais son goût pour les tâches ménagères. J'adorais l'observer dans la cuisine où, sans jamais consulter un livre, il exécutait avec assurance toutes étapes d'une recette, comme si les ingrédients lui étaient tellement familiers qu'il savait exactement quelles quantités lui fournirait l'association de saveurs désirées.

    Ann PACKER, Un Amour de jeunesse, 2002.

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  • Un bulot dans les yeux (K. FOUGERAY)

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    Une fois de plus, je vais me répéter : avant d'ouvrir ce blog, je ne connaissais rien à la "blogosphère". Parfois, lorsque je lis des confessions de blogueuses au fil des questionnaires, je découvre des choses du genre : "Qui t'a donné l'idée de faire un blog? " ou encore "Quel(s) blog(s) t'a (ont) inspiré ?" Et la personne de dérouler le fil de ses inspirations entoilées. Eh bien moi non. Rien ! Personne !

    J'ai commencé ce blog parce que l'idée d'écrire régulièrement - et d'être plus ou moins contrainte de le faire - me trottait dans la tête, j'ai choisi le thème "Cuisine" parce que, au cas où vous ne l'auriez pas encore remarqué, cela fait partie de mes centres d'intérêt, et j'ai tapé dans la case qui me demandait "nom du blog" MA CUISINE ROUGE parce que nous venions de la commander et qu'elle occupait une bonne partie de mes pensées à ce moment-là. Et puis Ma Cuisine rouge s'est développée, a évolué vers une bibliothèque qui pourrait être rouge aussi si je ne craignais l'overdose et puis voilà ! Des commentaires ont fait leurs apparitions, certains plus ou moins fréquemment, je suis allée voir d'où ils venaient, j'y suis retournée, eux aussi, et c'est ainsi que j'ai découvert la BLOGOSPHERE !

    Un truc assez fantastique quand on y songe, que cette possibilité de proximité avec qui le veut bien. C'est ainsi que, via Agapanthe, j'ai découvert un autre univers que celui des blogs culinaires : les blogs littéraires. Et notamment, la plus célèbre d'entre tous (toutes ?) : Clarabel ! Quelle ne fut pas ma surprise - et ma joie - lorsque je découvris, dans le blog de Malice, les gentilles choses qu'elle avait écrites sur Elle fait des galettes, c'est toute sa vie, c'est un peu tout ça. Karine FOUGERAY a écrit LE livre qu'on a envie d'offrir à tous, lecteurs ou non, bretons ou non. 14 petits morceaux de vie, avec les bonheurs et les malheurs, le temps qui passe et ceux qui sont restés à quai, d'une plume salée, certes, mais surtout affûtée, précise et sensible. Ce sont des eaux-fortes, ces histoires, tant le trait est net et juste du premier coup.

    Alors que choisir ? Le dilemme fut rude. J'ai opté pour "Un amour de crustacés" et j'avoue que mes doigts me démangeaient de vous en recopier l'intégralité tant la chute est savoureuse. Vous voilà donc condamnés à acheter ce livre, à le dévorer, en redemander, et en attendant, voici :

    UN BULOT DANS LES YEUX

    - Tu veux du crabe ?

    - Non merci.

    - Tu n'aimes pas ?

    - Ce n'est pas que je n'aime pas, le problème, vois-tu, c'est que j'ai la flemme de l'éplucher.

    - Quel dommage ! Justement le plaisir, avec le crabe, c'est de prendre le temps de le décortiquer, pour mieux l'apprécier. Le crabe sait se faire désirer. Vraiment, tu ne sais pas ce que tu perds. Ici nous avons l'araignée, la chair est fine, délicieusement forte en goût. C'est un régal.

    La fille fait la moue, le dégoût se lit sur ses lèvres.

    - Araignée ? Araignée comme l'insecte ? Pouah, cela ne me dit rien qui vaille.

    - Goûte, c'est le meilleur des crabes, tu ne le regretteras pas.

    - Non merci, sans façon. De toutes les manières je préfère la langouste au crabe. Dans la langouste, il y a plus de chair et c'est plus aisé à manger. Tu ne trouves pas ?

    Il a l'air dubitatif.

    - Mouais, cela n'a pas de goût, la langouste. C'est gavé d'eau. Du caoutchouc.

    La fille prend un air contrarié, se tait.

    Réalisant sa bévue, le jeune homme se rattrape en vitesse.

    - Mais bon, ma chérie, tu choisis exactement ce qui te fait plaisir. Que dirais-tu de quelques huîtres à la place ?

    - Des huîîîîîîtres !!!! Mais tu es malade ! Des huîtres ? Comment peut-on aimer les huîtres ? Moi, de les regarder, j'ai la nausée au bord des lèvres. Une huître c'est trop affreux, une espèce de truc gélatineux marron et mou. Berk !

    Elle parle fort dans l'estaminet.

    Il commence à avoir un tout petit peu honte.

    - Calme-toi, ma douce. Je te proposais des huîtres parce que c'est la spécialité locale. Tu sais, il y a des gens qui font des centaines de kilomètres pour venir chez nous déguster des huîtres.

    - Non, mais les gens sont fadas, tu te rends compte ! Faire des kilomètres pour manger des huîtres ? Cela me laisse de marbre, ça oui.

    Il voudrait ignorer sa réponse.

    - Les plates sont exquises, elles possèdent un goût de noisette. Tu ne veux pas te lancer, en goûter une, juste pour me faire plaisir ?

    - Oh, écoute, là vraiment, tu m'écoeures. De la noisette ? Pourquoi pas un parfum de champignon, tant que tu y es ?

    - Ne t'énerve pas. Il te reste les crevettes, les bulots, les moules, les bigorneaux...

    - Je crains que mon estomac ne supporte pas, voilà tout.

    Il craque, mais gentiment et avec le sourire. Ose l"humour.

    - Voudrais-tu arrêter cinq minutes de faire la fille, s'il te plaît ?

    Le serveur patiente, sa carte à la main. Il les connaît sur le bout des doigts, celles qui se disent dégoûtées par les huîtres. cela fait trente ans qu'il officie. Il en a vu d'autres.

    - Excusez-moi, mais je vous laisse décider tranquillement, je reviens dans une minute.

    - Non non, ce n'est pas la peine. Vous n'auriez pas quelque chose de frais et de léger ? Une salade, par exemple ?

    - Je suis navré, ma p'tite dame, mais ici nous faisons uniquement dégustation d'huîtres et de fruits de mer. regardez vous-même, c'est écrit sur le panneau à l'entrée.

    La blonde minaude, se tortille un peu.

    - Oui mais, peut-être que, exceptionnellement, vous pourriez faire un petit extra, non ?

    - Vous n'avez pas bien compris, ma p'tite dame ? Nous sommes désolés encore une fois de ne pouvoir vous satisfaire, mais chez nous, c'est directement du producteur au consommateur. Nous sommes ostréicuteurs, pas maraîchers, madame.

    Elle sppporte mal qu'il l'appelle madame. Elle n'a que vingt-cinq ans et elle ne les fait pas, loin de là.

    - Bon, bon. Je vais réfléchir un peu alors. Le temps pour vous d'apporter le vin.

    - Comme il vous plaira, aucun problème, madame.

    Karine FOUGERAY, Elle fait les galettes, c'est toute sa vie, 2005.

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  • Dîner au fish and chips (C. RAYNER)

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    C'est par hasard que j'ai découvert Claire RAYNER. Au hasard des rayons d'un supermarché de vacances, je suis tombée sur Petits Meurtres à l'hôpital. J'ai aimé le ton, les personnages, ce genre de roman policier qui ne se prenait pas au sérieux. Certes l'héroïne était médecin-légiste, certes elle était américaine, mais elle ne se prenait pas pour autant pour Kay Scarpetta.

    Le personnage de George Barnabas, médecin-chef du service d'anatomopathologie, bourré de contradictions, est très attachant. Son acolyte par la force des choses, Gus Hattaway, ne l'est pas moins. Et c'est une vision tout à fait intéressante de l'Angleterre actuelle, ses traditions et... son service hospitalier qui nous est délivrée. L'extrait que j'ai choisi se trouve dans le deuxième roman de la série, qui en compte quatre. Dans celui-ci, c'est un trafic de bébés qui est au centre de l'histoire. Pourtant, c'est une visite dans un des fish and chips dont est propriétaire Gus que je vous propose. Voici donc :

    DÎNER AU FISH AND CHIPS

    The  Plaice to be, le restaurant de Gus sur Leman Street, était plein à craquer lorsqu'ils arrivèrent. L'air froid et humide était chargé des relents du fleuve, épais et âcre, plus puissant encore que la puanteur de diesel habituelle à la rue. Elle avait aimé passé une demi-heure tranquille avec lui au Crown and Anchor pour commencer la soirée ; elle avait commandé un gin-tonic, apéritif anglais qui avait supplanté dans son coeur les Martini dry de sa jeunesse américaine, et Gus avait descendu deux demi-pintes de bitter pendant qu'ils discutaient joyeusement. Le froid pénétrant de cette soirée avait fait place à un bien-être qu'elle appréciait profondément. Arrivée en vue de la façade vivement éclairée du restaurant dont Gus tirait orgueil, elle gardait cette impression de confort et de chaleur, et cela réchauffait ses sentiments à son égard.

    "C'est magnifique !" lui dit-elle lorsqu'ils entrèrent. Les grandes baies vitrées arboraient un décor dépoli, comme les fenêtres des vieux pubs, mais seulement sur les bords pour laisser voir aux passants l'intérieur de l'établissement, son grand comptoir de bacs à friture chromé et ses employés en uniforme très chic, bleu et blanc, brodé d'ancres et de sirènes sur le plastron. Au-delà étaient les tables, recouvertes de nappes à carreaux bleus et blancs et décorées de porcelaine rayée des mêmes couleurs. Tout au fond, dans un vaste aquarium, évoluaient gracieusement des poissons tropicaux aux couleurs vives, nullement émus par les frères plus humbles qui, enrobés de la pâte à frire la plus croustillante du monde, atterrissaient sur les tables devant des clients affamés. Tout cela était très alléchant. George fut heureuse de le dire à Gus : "Vous pouvez en être fier, l'assura-t-elle.

    - Et je le suis !" dit-il radieux, sourient à la serveuse qui se précipita pour les placer à une table au beau milieu du restaurant. "Salut, Kitty. Ils te plaisent, les nouveaux uniformes ?

    - Super, patron ! répondit la jeune fille. Un peu étroit, tout de même", ajouta-t-elle en tirant sur son joli derrière rond sa jupe trop ajustée.

    Gus lui jeta un regard concupiscent. " Je ne suis pas fou, ma cocotte, dit-il. Si je les avais prévu plus larges, tu aurais vite fait de manger mon fonds. En plus, c'est joli pour les clients, non ?

    - Un vrai macho, pas vrai, Dr B. ? dit Kitty sans la moindre rancoeur. Je serais vous, je ferais son éducation.

    - J'ai essayé, dit George en s'asseyant. Je vous croyais au restaurant de Watney Street, Kitty.

    - J'y était. Mais lui, là, il m'a demandé d'être gérante de celui-ci. Comme quoi, il n'est pas si bête, hein ? dit-elle en désignant Gus. Alors, patron, qu'est-ce que ce sera pour ce soir ? Le flétan est superbe, et Dave dit qu'il a un magnifique filet de turbot pour le beau linge. Or comme vous êtes du beau linge en quelque sorte...

    - Dis-lui de garder le turbot pour les bookmakers, ils peuvent se le payer. Nous, on prendra le flétan, pas vrai, Dr B. ? Ça vous va ?

    - Eh bien ! dit Kitty, vous avez vu ce radin ? Dites-lui que vous voulez le turbot.

    - J'en ai bien l'intention", dit George. La fille lui sourit. Gus prit un air consterné et continua : "Et un bol d'anguilles en gelée ; les très grosses, tu sais, celles de  chez Tubby. C'est pour le Dr B...

    - Je n'y toucherai pas, dit George, dégoûtée.

    - Et une assiette de langoustine, pour le cas où je n'arriverait pas à al convertir. Ah ! et une bouteille de Sancerre."

    [...]

    "Dr B., faites-moi confiance, essayez les anguilles. Regardez : je les ai sorties de la gelée et présentées sur des feuilles de laitue, c'est plus joli. Vous pouvez y aller. Ajoutez une goutte de vinaigre et vous verrez ! Après, vous vous demanderez comment vous avez pu vous en passer.

    - Laisse-la tranquille, Kitty", dit Gus en aspergeant abondamment de vinaigre son grand bol d'anguilles serties dans une gelée transparente dont George détourna les yeux. "Cette fille n'a aucune soif de découverte. Ça fait un bout de temps que je me démène, en pure perte.

    - Vous vous y prenez mal, dit Kitty, vous n'arrêtez pas de lui crier dessus. Elle va y goûter pour me faire plaisir. Voilà, Dr B." Elle posa l'assiette devant George, qui trouva que ces petits morceaux de poisson argenté lui rappelaient les harengs marinés, qu'elle adorait. Après tout, ce n'était peut-être pas si mauvais. En outre, elle appréciait d'obéir à Kitty après s'être si longtemps obstinée contre Gus... Elle ramassa sa fourchette, fit le vide dans sa tête et goûta une anguille, bien décidée à montrer à Gus combien il avait tort. Elle eut la surprise de trouver ça délicieux et, après un clin d'oeil à Kitty, dégusta une deuxième bouchée avec un plaisir non feint

    "Faites attention aux arrêtes, recommanda Kitty. Elles sont comme des aiguilles. Vous pouvez les recracher, tout le monde le fait. Je vais chercher le flétan et, ah c'est vrai, votre turbot." Elle pouffa de rire à l'attention de Gus et s'éloigna.

    Ce fut un repas délicieux, que Gus passa à reprocher à George sa docilité envers Kitty et sa mauvaise volonté à son propre égard. Le poisson frit était parfait, les frites dorées et croustillantes. Bien que George assurât ne plus pouvoir avaler une bouchée, Gus insista pour commander un bread and butter pudding dont elle dévora la moitié.

    [...] Elle se détendit et apprécia l'Irish Coffee qu'il lui proposait.

    Claire RAYNER, Nursery Blues, 1998.

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  • Repas de fête (V. DESPENTES)

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    Virginie Despentes, jusqu'à quelques jours, c'était pour moi quelqu'un de presque pittoresque, la fille qui a vécu, bourlingué, un personnage "sexe drogues et rock'n roll", mais je dois avouer que côté littérature, cela ne m'a jamais tenté. Pour les raisons énoncées ci-dessus. Et trop de clichés, trop de bla-bla, trop de provoc évidente, bref, pas envie d'ouvrir un de ses livres.

    Et puis l'autre jour, comme ça, j'ai acheté Bye Bye Blondie. Parce que j'aime bien la chanteuse (quoique n'étant pas naïve et n'imaginant pas une seule fois qu'il put y avoir un rapport...), parce que pour une fois, le titre m'agressait moins, moins provoc, moins "fils de pub".

    Et puis j'ai ouvert Bye Bye Blondie. Et puis je ne l'ai plus lâché, ou presque. J'ai découvert d'abord une vraie plume, un style reconnaissable en deux phrases, une force, une puissance, bref, un écrivain, quoi, puisqu'il faut lâcher les grands mots ! Un écrivain à la manière des grands, des Céline qui expliquait que la littérature, c'est poser ses tripes sur la table et regarder à l'intérieur, des Flaubert qui annonçait que madame Bovary, c'était lui. Car il est difficile de lire Virginie Despentes sans se détacher du personnage Virginie Despentes. Il - ou elle - est omniprésent, à travers toutes les lignes. Mais c'est néanmoins un roman, une vraie histoire "d'amour et de mort", de "ni avec toi ni sans toi" à la Truffaut, que cette histoire entre une "punkette prolo" et un fils de bourgeois devenu vedette de la télé. Et à travers ce fil conducteur, c'est toute l'histoire tragique d'une fille qui ne veut pas grandir, qui, comme Antigone, voudrait que tout soit "aussi beau que quand elle était petite" et qui ne peut se résoudre à affronter la réalité en face.

    Le passage que j'ai choisi se situe dans la première moitié du roman : Gloria, surnommée Blondie plus loin dans le roman,  ado de quinze ans, et hospitalisée en HP, "entrée au CHU de Brabois un 29 Décembre 1985 [et qui] ne ressortirait pas. Une autre Gloria la remplacerait, qui ferait semblant d'être la même, avec des morceaux de coeur en moins et un cerveau pété en deux", est de retour chez elle. C'est le premier repas pris avec ses parents. Voici donc :

    REPAS DE FÊTE

    Sa mère, qui les attendait, avait préparé des frites, c'était le truc préféré de Gloria, surtout quand elle était gamine. Elle aimait éplucher les patates, sur une feuille de journal ouvert, à genoux, sur la chaise, s'appliquait à ne pas faire une grosse épluchure, mais si possible que ça reste une seule épluchure. Puis essuyer les pommes de terre, dans un torchon propre, il fallait le prendre encore plié dans le tiroir à torchons, celui à côté du tiroir à couverts, sous la table. Puis passer les patates dans la grille qui en faisait des frites. Ensuite, c'était le boulot de sa mère, tout ce qui concernait la friteuse.

    Mais, cette fois, elle n'était pas là pour préparer tout le truc. Et puis, elle n'était plus une petite fille. Elle n'avait rien pensé, toujours pas. Elle avait imaginé cette journée, la sortie, des milliers de fois. Tout ce qu'elle ferait, à toute vitesse, dès le nez dehors, les gens qu'elle appellerait, ses affaires dans sa chambre, mettre un 45 tours et reprendre ses vieilles fringues, se maquiller, et appeler Florence... Même prendre le bus avait des allures de fête quand elle était enfermée.

    Seulement, maintenant qu'elle y était, ça ne lui faisait rien. Ketchup sur la petite table de la cuisine, juste assez grande pour y manger à trois. Plus rien, jamais, comme avant. Sa mère avait préparé ce repas de fête, mais elle avait les traits tirés et son regard l'évitait. Elle n'était pas à l'aise. Plus rien comme avant. Sans appétit, grignoter quelques frites.

    Elle était brouillée, tout évacuée, ni agressive, ni amusée, elle remarquait des choses, presque machinalement. Ses parents avaient l'air fatigués. Elle aurait préféré qu'ils pètent la forme et soient odieux, pouvoir se mettre à les haïr. Mais ça n'était pas si simple. En famille, les choses sont rarement schématiques.

    Le frigidaire avait changé. L'ancien menaçait de déconner depuis un long moment déjà. La vie avait continué.

    Elle avait trouvé le courage de dire "non merci j'ai pas faim" devant le gâteau au chocolat, un peu brûlé, qu'avait préparé sa mère. Ces victuailles de fausse fête lui rappelaient étrangement le repas de fête à l'hôpital. Boucle bouclée. Au visage du père entendant qu'elle n'avait plus faim elle avait aussitôt rajouté "enfin si une petite tranche quand même". Comme si elle ne pouvait pas "leur faire ça", leur refuser le plaisir de la voir manger ce qu'ils avaient préparé.

    Virginie DESPENTES, Bye Bye Blondie, 2004

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  • Nativité naufragée (A. DESARTHE)

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    Décidément j'ai un problème avec l'univers d'Agnès DESARTHE. J'avais déjà eu beaucoup de peine à finir Sans moi, cela a recommencé avec Mangez-moi. Pourtant tout concourait à me plaire : cuisine, littérature, tous les ingrédients y étaient. Un titre qui me rappelait mes années d'adolescence. Plus les bonnes critiques. Et pourtant... Je me suis ennuyée tout au long de ces trois cents pages, n'en voyant pas la fin. Rien ne m'intéressait : ni les déboires de Myriam et son restaurant, ni son passé torve, ni son futur gentillet, bref, tout me pesait.

    Et en y réfléchissant, j'ai fini par comprendre pourquoi : il n'y a aucune sensualité dans ces pages. Certes l'auteur y égrène les recettes - ou plutôt les plats - comme autant de perles, mais en aucun cas le plaisir de goûter est là. Myriam cuisine pour gaver : elle veut emplir les estomacs pour mieux emplir les coeurs et combler son vide intérieur. C'est mécanique, chimique, mais absolument pas séduisant : jamais on ne salive, jamais on ne se pourlèche les babines, tout au plus on se dit : "Tiens, oui, pourquoi pas ?" Morale de l'histoire : si vous voulez vraiment vous régaler, plongez - ou replongez - dans Colette. Là, la volupté alimentaire vous envahira. Par contre, si vous cherchez la psychanalyse par l'aliment, lisez donc Agnès DESARTHE. En cette période de Noël, je vous propose cette :

    NATIVITE NAUFRAGEE

    En attendant son retour, je prépare des sablés que je servirai avec des figues au whisky et un sabayon vanille. J'enfourne des épaules d'agneau à l'ail après les avoir enduites d'harissa, je blanchis des côtes de céleri et de blette que je glace au sucre roux. Je coupe des grains de raisin en deux. Je pense grains de raison. Je contemple l'intérieur du fruit, sa chair lisse, verte et aqueuse. Une larme tombe sur la surface miroitante, une autre la suit, le raison déborde. Voilà que la marée remonte, me dis-je. Digue ! Digue ! Digue ! chante mon coeur. Une digue entre moi et moi-même. Comment éviter que les souvenirs refluent ? Comment détacher sa conscience du passé ?  Comment faire pour que rien n'évoque, rien ne dénote, pour que rien ne rappelle ? Comment abolir l'écho ? Pourquoi la vie consiste-t-elle en cet inépuisable ressassement ?  Ne guérit-on jamais de nos amputations, de nos mutilations ? Et pourquoi toujours les mêmes erreurs ? Comme si on était amoureux de sa propre bêtise, de sa propre incapacité à faire ce qu'il faut, comme il faut. J'ai le sentiment que n'importe qui à ma place, avec la chance que j'ai eue (obtenir un emprunt sur de fausses garanties, bénéficier de l'appui des voisins, embaucher le meilleur serveur de Paris), aurait géré Chez moi avec clarté, avec efficacité. Quiconque, à part moi, aurait su faire de cette entreprise un modèle. Mais voilà, il faut toujours que ma désorganisation s'en mêle. Je finis systématiquement - c'est une maladie, ah, comme je souffre, comme j'aimerais en guérir - par faire n'importe quoi. Je ne suis pas fiable. Je suis comme un drogué, instable, furtif, dangereux. Je vois les épisodes qui se reproduisent, se répondent les uns aux autres, comme le point et son contrepoint. Les personnages se ressemblent : ils sont jeunes et ils jugent. Le tribunal de Ben, si doux, si indulgent, réincarne le tribunal d'Hugo, le procès du fils contre sa mère. Ils avaient tous deux raison et j'ai eu deux fois tort.

    Pourtant je m'efforce, je suis perfectionniste à ma manière. Dans un premier temps, mon énergie, mon inventivité ont fait des miracles. N'ai-je pas été une mère exemplaire ?

    Je tente de recoller les deux moitiés du grain de raisin. Elles coïncident parfaitement. Le sel me brûle les joues.

    N'ai-je pas été une mère parfaite ?

    Plus de trace du couteau sur la peau du fruit, pas une cicatrice, le grain est intact, son enveloppe translucide le protège.

    N'ai-je pas été une mère irréprochable ?

    Les larmes redoublent. Mes mains tremblent. Je lâche le grain de raisin qui tombe sur le sol, éclaté.

    Agnès DESARTHE, Mangez-moi, 2006.

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  • Mauvaise plaisanterie (C. BOULOUQUE)

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    afficheC'est un petit livre qui se lit d'une traite, comme une respiration que l'on prendrait. Une histoire intime et pudique cependant, un "je me souviens" tragique mais où, pourtant, perce çà et là une certaine gaité.

    Je me rappelle les années 80, les attentats parisiens, l'affaire Wahid Gordji, le débat Mitterrand-Chirac, le "Dans les yeux je le conteste". Et le juge Boulouque. Suicidé avec son arme de service.

    Clémence est sa fille. Elle se trouvait à New York, le 11 septembre, et cette vague d'attentats en a réveillé d'autres. C'est ainsi qu'elle a écrit ce livre.

    Mais, et la littérature gourmande ? me direz-vous. Eh bien ce livre regorge de souvenirs gourmands, de coups de blues combattus à grands coups de Pépito et autres Fingers. L'extrait que j'ai choisi est plus développé : il montre tout à la fois la peur permanente et l'absurdité de la situation. Et l'humour. Voici donc :

    MAUVAISE PLAISANTERIE

    Noël 1987. Nous avons retrouvé la Côte d'Azur et le studio en bord de mer. Nous déjeunions parfois Chez Pascalin, l'un des restaurants de plage où ma grand-tante avait ses habitudes. Les salades niçoises servies sur des sets de table en papier, verts d'un côté et blancs de l'autre, les tables et les chaises en métal. Le patron et le serveur avaient pour nous la familiarité réservée aux faux habitués, ceux de l'hiver, lorsque le littoral est dépeuplé. J'ai le souvenir d'un soleil blanc, ce jour-là ; nous descendons les quelques marches vers la terrasse du restaurant. Le serveur vient à notre rencontre, et d'un air faussement désinvolte s'adresse à mon père.

    - Ah, justement. Deux types sont passés, il y a environ dix minutes, pour vous voir. Ils savent que vous êtes dans le coin et ont dit qu'ils étaient des amis. Je leur ai dit que vous n'alliez pas tarder.

    Ma mère se retourne violemment vers mon père.

    - Et ils étaient comment ?

    - Un gradn un petit. Frileux, je peux vous le dire, parce qu'ils gardaient leur blouson et les mains dans les poches. Mais c'est normal, des gars du sud, enfin le teint basanné, quoi.

    Mes parents échangent un bref regard, ma mère secoue la tête. Mon père s'agrippe à sa pochette. Evidemment, c'est à boulopuqueson contenu qu'il pense, à ce revolver qu'il m'a montré un an plus tôt au même endroit, et, à l'instant où mon père fait un geste pour nous désigner la plage, le serveur éclate de rire :

    - C'était une blague.

    Aucun de nous ne sourit.

    - Eh, oh, personne n'est venu, c'était juste pour rire.

    Ses traits se relâchent, mon père se détend, sourit, rit en traitant le serveur d'imbécile, et s'avance vers une table au soleil. Mais quelque chose comme un ressort avait été comprimé, ma panique avait déferlé et ce type avait, quelques secondes, rendu réels nos cauchemar. J'ai siroté une grenadine à l'eau, puis ai mangé ma salade niçoise et celle de ma mère ; elle n'avait pas faim.

    Le lendemain, mon père est sorti rayonnant de la cuisine du studio. Il avait déchiré un carton ramené des courses, et écrit au feutre bleu en gros caractères : "Ici, on peut apporter son manger". Puis il a pris une ficelle, nous a invités à le suivre jusqu'au restaurant. Là-bas, il a accroché son panneau de vengeance autour du menu destiné aux passants. Puis il est descendu vers la terrasse.

    - Nous venons juste prendre l'apéritif, a-t-il dit.

    Quelques minutes plus tard, en voyant deux gros s'installer à une table, déballer leur sandwiche et casser la coquille de leurs oeufs durs sur les chaises en métal, le serveur a été pris d'un doute et nous, d'un fou-rire ; il est revenu avec l'écriteau, le visage fendu d'un sourire penaud.

    Ces rires - nos petites victoires.

    Clémence BOULOUQUE, Mort d'un silence, 2003.

    Affiche et photo extraite du film La Fille du juge, tiré du livre.

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  • Hospitalité afghane (K. HOSSEINI)

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    khaled_hosseiniL'histoire est d'une implacable limpidité : "Dans les années 70 à Kaboul, le petit Amir, fils d'un riche commerçant pachtoun, partage son enfance avec son serviteur Hassan, jeune chiite condamné pour ses origines à exécuter les tâches les plus viles. Liés par une indéfectible passion pour les cerfs-volants, les garçons grandissent heureux dans une cité ouverte et accueillante. Ni la différence de leur condition ni les railleries des camarades n'entament leur amitié. Jusqu'au jour où Amir commet la pire des lâchetés... Eté 2001. Réfugié depuis plusieurs années aux Etats-Unis, Amir reçoit un appel du Pakistan. " Il existe un moyen de te racheter", lui annonce la voix au bout du fil. Mais ce moyen passe par une plongée au cœur de l'Afghanistan des talibans... et de son propre passé."

    Le livre est bouleversant. Khaled Hosseini déroule avec une force, une vérité et une sensibilité ses tragédies, celle d'Amir, le fils gâté et, au fond, mal aimé, celle d'Hassan, trop bon, trop dévoué, celle de l'Afghanistan, pays renvoyé aux confins du Moyen-Âge et oublié de tous, même de ceux qui l'ont aimé puisqu'ils l'ont fui.

    Je l'ai fini en larmes, et j'avoue avoir pleuré plus d'une fois lors de ma lecture. Il reste cette envie irrépressible de serrer contre soi ses enfants, en souhaitant être le plus longtemps possible près d'eux, dans un monde en paix. Voici donc un extrait de cette :

    HOSPITALITE AFGHANE

    Un peu plus tard, Maryam et sa mère nous apportèrent deux bols fumants de shorwa aux légumes et deux galettes de pain.

    - Je suis désolé de ne pouvoir vous offrir de viande, regretta Wahid. Seuls les talibans ont les moyens de s'en procurer maintenant.

    - Ca a l'air délicieux, le complimentai-je.

    Je le pensais sincèrement. Je lui en proposai un peu à lui et à ses enfants, mais il m'affirma que sa famille avait mangé avant notre arrivée. Farid et moi retroussâmes donc nos manches et attaquâmes notre repas avec les doigts en trempant notre pain dans la shorwa.

    Je remarquai bientôt que les garçons de Wahid, visage crasseux et cheveux bruns coupés ras sous leur calotte, observaient furtivement ma montre à quartz. Le plus jeune murmura quelque chose à l'oreille de son frère. Celui-ci opina du chef, les yeux toujours rivés sur mon poignet, tandis que le plus âgé - auquel je donnais environ douze ans - se balançait d'avant en arrière, lui aussi hypnotisé. Le dîner fini, et après m'être lavé les mains avec l'eau que Maryam versa d'une jarre en terre cuite, je demandai à Wahid la permission de faire un hadia, un cadeau, à ses garçons. Il refusa d'abord, mais devant mon insistance céda à contre-coeur. Je détachai alors ma montre et la tendis au benjamin des trois enfants, lequel chuchota un timide "Tashakor".

    - Elle indique l'heure qu'il est dans toutes les villes du monde, lui précisai-je.

    Ils hochèrent poliment la tête et l'essayèrent à tour de rôle. Très vite cependant, leur intérêt retomba et ils l'abandonnèrent par terre.

    [...] Je m'assis contre un mur de la maison. Cette communion subite avec ma patrie... Voilà qui me surprenait. Je l'avais quittée depuis assez longtemps pour l'effacer de ma mémoire et être rayé de la sienne. Vivant dans une partie du monde qui aurait tout aussi bien pu être une autre planète pour les gens endormis à quelques pas de moi, je croyais ne pas en avoir conservé le moindre souvenir. Je me trompais. Dans ce clair de lune blafard, je sentisl'Afghanistan bourdonner sous mes pieds. Peut-être ne m'avait-il pas oublié non plus.

    Je me tournai vers l"ouest et m'émerveillai que, quelque part par-delà les montagnes, Kaboul existât encore. Et pas seulement en tant qu'image du passé ou titre d'un entrefilet à la page 15 du San Francisco Chronicle. Non, quelque part à l'ouest s'étenadait la ville où mon frère et moi avions disputé des combats de cerfs-volants. Où l'homme aux yeux bandés de mon rêve avait connu une mort inutile. Un jour, j'avais effectué un choix. Un quart de siècle plus tard, celui-ci me ramenait exactement au même endroit.

    Je m'apprêtais à rentrer lorsque des voix me parvinrent de derrière le mur. Je distinguai celle de Wahid.

    - ... plus rien pour les enfants, se lamentait une femme au bord des larmes.

    - On a peut-être faim, mais on n'est pas des sauvages ! Il est notre invité ! Que voulais-tu que je fasse ? se crispa-t-il.

    - ... trouver quelque chose pour demain, reprit-elle. Avec quoi les nourrirai-je...

    Je méloignais à pas feutrés. Je comprenais maintenant pourquoi les garçons n'avaient témoigné aucun intérêt pour ma montre. Ce n'était pas elle qui les intéressait. C'était la nourriture dans mon assiette.

    Nous fîmes des adieux de bonne heure le lendemain matin. Juste avant de grimper dans le Land Cruiser, je remerciai Wahid de son hospitalité. Il me montra sa modeste maison :

    - Vous êtes ici chez vous.

    Ses trois fils nous observaient sur le seuil. Ma montre pendait au maigre poignet du plus jeune.

    Je jetai un coup d'oeil dans le rétroviseur extérieur lorsque nous partîmes. Enveloppé par le nuage de poussière soulevé par le 4 X 4, Wahid se tenait aux côtés de ses enfants. Il me vint à l'esprit que, dans un autre monde, ces garçons n'auraient pas été trop affamés pour courir après le véhicule.

    Plus tôt ce matin-là, je m'étais livré furtivement au même geste que vingt-six ans auparavant : j'avais fourré une poignée de billets froissés sous un matelas.

    Khaled HOSSEINI, Les Cerfs-volants de Kaboul, 2005.

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  • Breakfast at Lynley's (E. GEORGE)

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    georgeJe me souviens de ma découverte d'Elizabeth George. J'en avais lu le plus grand bien dans les pages littéraires de ELLE et avais acheté son premier roman : Enquête dans le brouillard. Ce fut le choc : un roman policier, certes, mais beaucoup d'autres choses encore. Une écriture à la fois rigoureuse et gracieuse, une véritable psychologie de chaque personnage et, surtout, une noirceur sous ce vernis apparemment si lisse, si brillant, si poli.

    Je fus conquise et c'est ainsi que j'achète scrupuleusement chacun de ses romans pour suivre les pérégrinations de Lynley, Barbara, Simon et les autres. Oh, bien sûr, certains m'ont déçus, d'autres transportés (le dernier en date - Sans l'ombre d'un témoin - atteint des sommets), mais ses personnages sont devenus, au fil des années, autant d'amis dont j'ai plaisir à découvrir le chemin de vie. Personnages de papiers, oui certes, mais tellement humains...

    Je reviens régulièrement au premier. C'est le plus court, en pages, mais tout est déjà là. Il faut dire qu'en fait, c'était le quatrième qu'Elizabeth George écrivait : les personnages étaient déjà construits et leur profondeur, qui affleure à chaque page, était bien réelle. Je vous propose d'aller prendre le petit-déjeuner chez le héros, l'inspecteur Lynley. Huitième comte d'Asherton, bellâtre en apparence et tombeur reconnu, il est la caricature de l'aristocrate sorti des grandes écoles et  pur produit de la gentry et pourtant, il a choisi la police plutôt que jouer au gentleman farmer sur ses terres de Cornouailles. Le passage suivant raconte le premier jour où Barbara Havers, son contraire absolu, et lui vont faire équipe. Elle est passée le prendre. Voici donc :

    BREAKFAST AT LYNLEY'S

    Alors qu'elle s'attendait à voir paraître une petite bonne rondelette à l'air mutin moulée dans un tablier blanc, elle eut la surprise de se trouver face à Lynley lui-même. Un Lynley en pantoufles, au nez aristocratique chaussé de lunettes, et qui tenait un toast à la main.

    - Ah, Havers, dit-il en la fixant par-dessus ses verres. Vous êtes en avance. Parfait.

    Il lui fit traverser la maison et la conduisit dans un petit salon tout boiseries blanches et murs vert d'eau, avec un plafond de style Adams d'une surprenante sobriété. A l'une des extrémités de la pièce, des portes vitrées donnaient sur un jardin où s'épanouissaient des fleurs tardives. Le petit-déjeuner servi dans des plats en argent était disposé sur une desserte en noyer sculpté. La pièce dégageait une si agréable odeur de pain chaud et de bacon que l'estomac de Barbara se mit à gargouiller. Elle se plaqua une main contre le ventre, s'efforçant de ne pas penser à l'unique oeuf à la coque trop cuit et au toast brûlé qui avait constitué tout son repas du matin. La table était dressée pour deux. Barbara s'en étonna avant de se rappeler le rendez-vous de Lynley avec Lady Helen. Celle-ci devait sans nul doute être encore au lit, peu habituée à se lever avant dix heures et demie.

    - Servez-vous, dit Lynley. (L'air absent, il pointa sa fourchette vers le buffet tout en ramassant des feuilles qui traînaient au milieu des assiettes.) Rien de tel que de manger un peu pour avoir les idées claires. A votre place, j'éviterai de toucher aux harengs. Je n'en garantis pas la fraîcheur.

    - Non, merci, répondit-elle poliment. J'ai déjà déjeuné, monsieur.

    - Vous ne prenez même pas une petite saucisse ? Elles sont délicieuses. Vous n'avez pas l'impression que les charcutiers essaient enfin de mettre plus de porc que de farine dans leurs produits ? Je trouve que c'est réconfortant. Près de cinquante ans après la Seconde Guerre mondiale, il serait temps d'en finir avec le rationnement. (Il empoigna la théière. Comme toute la vaisselle, elle était en porcelaine ancienne, un héritage familial sans aucun doute.) Puis-je vous offrir du thé si vous ne mangez pas ? Je vous préviens, je ne bois que du Lapsang Souchong. Helen prétend que ça sent le jus de chausssettes.

    - Je... J'en prendrais volontiers une tasse.

    - Très bien. Vous me direz ce que vous en pensez.

    Au moment où elle mettait un morceau de sucre dans sa tasse, la sonnette retentit. Il y eut un bruit de pas montant un escalier. [...]

    Une voix musicale résonna dans le couloir.

    - Le petit-déjeuner ?

    Un rire léger.

    - Mais alors je tombe à pic, Nancy. Il ne croira jamais que c'est une coïncidence.

    Et sur ces mots, lady Helen entra en coup de vent dans le petit salon, paralysant Barbara qui eut un hoquet de désespoir.

    Les deux femmes portaient le même tailleur. mais si celui de lady Helen avait été coupé à ses mesures, celui de Barbara n'était qu'une vulgaire copie achetée dans un magasin de prêt-à-porter. La marque de l'ourlet et les coutures qui godaient le démontraient amplement. Seule la couleur - qui était différente - pouvait lui éviter une complète humiliation. Elle attrapa sa tasse mais n'eut pas la force de la porter à ses lèvres.

    Helen marqua une pause infime en voyant Barbara.

    - Je suis dans le pétrin, annonça-t-elle avec franchise. dieu merci, vous êtes là aussi, sergent, j'ai l'impression que nous ne seront pas trop de trois pour trouver une solution au guêpier dans lequel je me suis fourrée.

    Là-dessus, elle déposa un grand sac en papier sur la chaise la plus proche et se dirigea droit sur le buffet, soulevant les couvercles, examinant les plats, comme si la nourriture pouvait suffire à la tirer d'embarras.

    - Quel guêpier ? s'enquit Lynley. (Il jeta un coup d'oeil à Barbara.) Comment trouvez-vous le Lapsang ?

    - Très bon, monsieur, fit Barbara.

    - Encore cet horrible thé ! gémit lady Helen. Vraiment, Tommy, tu n'as pas de coeur.

    - Si j'avais su que tu venais, je n'aurais pas eu l'outrecuidance de t'en proposer pour la deuxième fois en une semaine, répondit Lynley, d'un air entendu.

    Nullement décontenancée, elle rit.

    - Regardez-le, sergent, il est vexé ! Ne dirait-on pas à l'entendre que je suis là tous les matins, à le ruiner en nourriture.

    - Tu était déjà là hier, Helen.

    - Espèce de mufle ! (Elle se tourna de nouveau vers le buffet.) Ces harengs ont une drôle d'odeur. Nancy les aurait-elle apportés de Cornouailles dans sa valise ? (Elle vint s'asseoir et posa sur la table son assiette où était empilé un savant mélange d'oeufs, de champignons, de tomates et de bacon.)

    Elizabeth GEORGE, Enquête dans le brouillard, 1990.

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  • Le problème des amis comestibles (F. SEYVOS - A. VAUGELADE)

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    Je l'avoue, j'ai un faible pour la littérature de jeunesse. Je ne dirais pas que j'ai eu des enfants pour pouvoir leur acheter des livres, mais disons que cela a pesé dans la balance...

    Je succombe particulièrement aux albums. Leur problème : ils sont souvent plus chers que de simples livres ; leur avantage : on peut les feuilleter à loisir sans jamais se lasser. Des illustrations magnifiques, des univers plein de poésie et d'humour, une histoire au service de l'image sans toutefois perdre de sa crédibilité prise seule, c'est un vrai bonheur.

    Pour rester dans la "Littérature gourmande", titre de cette rubrique, je vous propose de vous faire découvrir une petite merveille (parmi tant d'autres dans cet inépuisable coffre au trésor), une histoire écrite par Florence Seyvos et illustrée par Anaïs Vaugelade, L'Ami du petit tyrannosaure. Voici donc :

    LE PROBLEME DES AMIS COMESTIBLES

    Il était une fois un petit tyrannosaure qui n'avait pas d'amis parce qu'il les avait tous mangés.

    L_ami_du_petit_tyrranosaurePourtant, chaque fois, il avait essayé de se retenir très fort. Ca se passait toujours de la même façon. Le petit tyrannosaure rencontrait quelqu'un qu'il trouvait sympathique et s'asseyait à côté de lui pour engager la conversation.

    Au bout de quelques instants, il sentait une petite faim lui chatouiller l'estomac. Alors il regardait discrètement à droite et à gauche pour voir s'il n'y avait pas une ou deux fourmis à grignoter.

    Très vite, il se mettait à avoir très faim. Mais comme il trouvait son nouvel ami vraiment très sympathique, il lui proposait d'aller jouer chez lui ou à la plage.

    Et c'est là que la catastrophe se produisait. Le petit tyrannosaure se jetait sur son nouvel ami et n'en faisait qu'une bouchée.

    "Pardon ! Pardon !" disait ensuite le petit tyrannosaure. Mais bien sûr, c'était trop tard.

    Ce matin-là, le petit tyrannosaure venait juste d'avaler son dernier nouvel ami.

    Il était seul, à présent, totalement seul dans la grande forêt.

    Il comprit qu'il n'aurait sans doute plus jamais d'ami.

    Alors il fut pris d'une immense tristesse et se mit à pleurer.

    Il comprit que, bientôt, il allait avoir très faim, et se mit à pleurer plus fort.

    Quelqu'un s'approcha.

    Ce quelqu'un s'appelait Mollo et venait d'une autre forêt.

    F. SEYVOS - A. VAUGELADE, L'Ami du petit tyrannosaure, 2004.

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