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  • Voyage en première classe (F. VARGAS)

    Imprimer Catégories : Littérature gourmande

    Il y a presque un malentendu avec Fred VARGAS : depuis quelques romans, elle est devenue populaire. Ne voyez pas ici une quelconque pédanterie à énoncer ceci, mais je crois que les nombreux prix, plus les adaptations cinématographiques et télévisées de ses oeuvres, ont fait de cette romancière un "auteur à la mode", aux intrigues originales et puis c'est tout. Or l'univers de Fred VARGAS est beaucoup plus subtil que cela.

    C'est d'abord un imaginaire unique, qui mêle les féeries médiévales populaires avec une réalité urbaine le plus souvent. C'est le don de brosser des personnages "flottants", des silhouettes presque imprécises quoi que redoutablement bien cernées. C'est une intrigue qui semble se dérouler d'elle même, à la manière d'un cours d'eau qui s'en irait au fil de son lit, mais que l'on découvre parfaitement ficelée. C'est - enfin - un mélange d'érudition et d'humour, jusqu'au non-sens parfois avec, toujours, cette impression de ne pas se prendre au sérieux.

    Le dernier Fred VARGAS ne fait pas exception à la règle :

    Un Lieu incertain.jpg

    "- Bien, dit Clyde-Fox en se rechaussant. Sale histoire. Faites votre job, Radstock, allez voir ça. C'est un tas de vieilles chaussures posées sur le trottoir. Préparez votre âme. Il y en a une vingtaine peut-être, vous ne pouvez pas les manquer.
    - Ce n'est pas mon job, Clyde-Fox.
    - Bien sûr que si. Elles sont alignées avec soin, les pointes dirigées vers le cimetière. Je vous parle évidemment de la vieille grille principale.
    - Le vieux cimetière est surveillé la nuit. Fermé pour les hommes et pour les chaussures des hommes.
    - Eh bien elles veulent entrer tout de même, et toute leur attitude est très déplaisante. Allez les regarder, faites votre job.
    - Clyde-Fox, je me fous que vos vieilles chaussures veuillent entrer là-dedans.
    - Vous avez tort, Radstock. Parce qu'il y a les pieds dedans.
    Il y eut un silence, une onde de choc désagréable. Une petite plainte sortit de la gorge d'Estalère, Danglard serra les bras. Adamsberg arrêta sa marche et leva la tête. "

    Cette fois, plus de peste revenue du Moyen-Âge, plus de loup-garou (voir ma note sur L'Homme à l'envers : "Légende de cuisine"), il s'agit de vampires ! Et c'est donc en Europe centrale que va devoir se rendre le commissaire Adamsberg pour trouver la clef (ou les clefs, plutôt, chez Fred VARGAS, de l'énigme). Je crois que ce dernier livre est encore plus "entre deux eaux" que les précédents : n'y attendez aucune ligne droite, aucune détermination, ce livre se lit au fil des pensées. L'extrait suivant en est une parfaite démonstration : il y a l'humour, comme le montre la conversation sur les démons des villages respectifs, la critique d'une société qui s'en tient aux apparences (l'attitude du serveur envers Vladislav) et cette pensée qui fonctionne toujours sur le fil du non-sens (les solettes de la pointe du Raz). Voici donc :

    VOYAGE EN PREMIERE CLASSE

    La voiture 17 pour Belgrade était un compartiment de luxe, à deux lits bordés de draps blancs et couvertures rouges, comprenant veilleuses, tablettes vernies, lavabo et serviettes. Adamsberg n'avait jamais voyagé dans ces conditions et il vérifia ses billets. Places 22 et 24, c'était cela. Il y avait eu une erreur au service technique des Missions et Déplacements, la comptabilité allait sauter au plafond. Adamsberg s'assit sur sa couchette, satisfait tel un voleur tombant sur une aubaine. Il s'y installa comme à l'hôtel, étala ses dossiers sur le lit, examina le dîner "a la francese" qui leur serait servi à vingt-deux heures, crème d'asperges, solettes à la Plogoff, bleu d'Auvergne, tartuffo, café, arrosé de valpolicella. Il ressentit la même jubilation que lorsqu'il avait retrouvé sa voiture puante en sortant de l'hôpital de Chateaudun, avec le repas inespéré de Froissy. Tant il est juste, songea-t-il, que ce n'est pas la qualité qui génère le plaisir pur mais le bien-être non escompté, quels qu'en soient les composants.[...]

    Ils attendirent le départ du train pour ouvrir le champagne. Tout amusait Vladislav, les bois brillants, les savonnettes, les petits rasoirs, et même les verres en véritable verre.

    - Adrian Danglard - "Adrianus", comme l'appelait mon dedo - ne m'a pas dit pourquoi vous alliez à Kiseljevo. Dans l'ensemble, personne ne va à Kiseljevo.

    - Parce que c'est petit ou à cause des démons ?

    - Vous avez un village, vous ?

    - Caldhez, gros comme une épingle, dans les Pyrénées.

    - Il y a des démons à Caldhez ?

    - Deux. Il y a un esprit acariâtre dans une cave et un arbre qui chantonne.

    - Formidable.

    [...] la cloche sonna pour annoncer le dîner, qu'ils décidèrent de prendre dans leur compartiment, comme des personnalités. Vladislav s'informa du sens de "solettes à la Plogoff". A la bretonne, lui expliqua le serveur en italien, servies avec une sauce aux praires spécialement venues de Plogoff, à la pointe du Raz. Il nota la commande, semblant juger que cet homme en tee-shirt, avec sa tête d'étranger et ses poils noirs couvrant ses bras, n'était pas une vraie personnalité, pas plus que son compagnon.

    - Quand on est velu, dit Valdislav après le départ du serveur, les hommes vous envoient voyager dans le wagon à bestiaux. Ca me vient de ma mère, ajouta-t-il avec mélancolie en tirant sur les poils de ses bras, puis éclatant de rire soudainement, aussi vite fait qu'un vase qu'on brise.

    Le rire de Vladislav était organiquement communicatif, et il semblait savoir rire de rien et sans l'aide de personne.

    Après les solettes à la Plogoff, le valpolicella et les desserts, Adamsberg s'allongea sur sa couchette avec ses dossiers. Tout lire, tout reprendre. C'était la partie du travail la plus ardue pour lui. Ces fiches, ces rapports, ces exposés formels, où plus aucune sensation n'est palpable.

    - Comment faites-vous pour vous entendre avec Adrianus, l'interrompit Vladislav, alors qu'Adamsberg peinait sur le doissier allemand, lisant consciencieusement la fiche de Frau Abster, domicilée à Köln, soixante-seize ans. Et  savez-vous qu'il vous révère, continua-t-il, mais que vous lui mettez les nerfs en pelote ?

    - Tout met les nerfs de Danglard en pelote. Il fait cela tout seul.

    - Il dit qu'il ne peut pas vous comprendre.

    - Comme l'eau et le feu et l'air et la terre. Tout ce que je sais, c'est que, sans Danglard, la Brigade dériverait depuis longtemps pour aller s'empaler sur je ne sais quels écueils.

    - A la pointe du Raz par exemple. A Plogoff. Ca aurait du panache. Et là, tout fracassé avec Adrianus, vous retrouveriez les solettes du train Venise-Belgrade, ce serait une consolation.

    Fred VARGAS, Un Lieu incertain, 2008.

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  • Légende de cuisine (Fred VARGAS)

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    La première fois que je l'ai lu, il m'a déçu. Je venais de découvrir Fred Vargas et, quand je suis arrivée à L'Homme à l'envers, je l'ai lu, disons-le, sans grand enthousiasme. Il ne m'a pas passionné, je lui trouvais de la lenteur, de l'ennui.

    Et puis je l'ai relu cet été et je me suis dit alors : "Mais comment se fait-il que je sois passée à côté ?" Je l'ai trouvé passionnant, j'ai adoré les personnages pittoresques et surtout l'humour qui se dégageait de l'ensemble.

    Dans ce roman, Fred Vargas dépeint comme à son accoutumée un univers parallèle, où chacun a son histoire personnelle et vit en marge d'une certaine société, celle d'aujourd'hui, celle qui va vite, celle qui court après le profit. Le passage qui va suivre met en scène trois personnages, Camille, Soliman et le Veilleux, partis sur les routes à la recherche de l'assassin de Suzanne, amie de Camille, mère adoptive de Soliman et amoureuse secrète du Veilleux. Tout y est : poésie, humour, sens de la formule. Voici donc une :

    LEGENDE DE CUISINE

    A cause du froid et du vent, Soliman avait dressé la table dans le camion, sur la caisse qu'on avait coincée entre les deux lits. Camille laissait Soliman se charger de la cuisine. C'était lui qui s'occupait de la mobylette, du ravitaillement, de l'eau. Elle tendit son assiette.

    - Viande, tomates, oignons, annonça Soliman.

    Le Veilleux déboucha une bouteille de blanc.

    - Avant, commença Soliman, aux commencements du monde, les hommes ne faisaient pas leur cuisine.

    - Ah merde, dit le Veilleux.

    - Et c'était comme ça pour toutes les bêtes de la terre.

    - Oui, coupa le Veilleux en versant le vin. Adam et Eve ont couché ensemble, et ensuite, ils ont dû trimer et se faire à manger toute la vie.

    - Pas du tout, dit Soliman. Ce n'est pas ça l'histoire.

    - Tu les inventes, tes histoires.

    - Et alors ? Tu connais un moyen de faire autrement ?

    Camille frissonna, alla chercher un pull à l'arrière du camion. Il ne pleuvait pas, mais la brume poissait le corps comme un linge mouillé.

    - Partout, la nourriture était à portée de leur main, continuait Soliman. Mais l'homme prenait tout pour lui et les crocodiles se plaignaient de sa voracité égoïste. Pour en avoir le coeur net, le dieu du marais puant prit la forme d'un crocodile et s'en alla contrôler la situation par lui-même. Après avoir souffert de la faim pendant trois jours, le dieu du marais convoqua l'homme et lui dit : "Dorénavant, l'Homme, tu seras partageux." "Que dalle", lui répondit l'Homme. "J'en ai rien à branler des autres." Alors le dieu du marais entra dans une terrible colère et ôta à l'homme le goût du sang, de la chair fraîche et de la viande crue. A dater de ce jour, l'homme dut faire cuire tout ce quil portait à sa bouche. Ca lui prit beaucoup de temps et les crocodiles eurent la paix dans leur royaume de la viande crue.

    - Pourquoi pas, dit Camille.

    - Alors l'homme, humilié d'être devenu la seule créature à manger cuit, repassa tout le boulot à la femme. Sauf moi, Soliman Melchior, parce que je suis resté bon, parce que je suis resté noir, et ensuite parce que je n'ai pas de femme.

    Fred VARGAS, L'Homme à l'envers, 1999.

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