Légende de cuisine (Fred VARGAS) (09/09/2006)

La première fois que je l'ai lu, il m'a déçu. Je venais de découvrir Fred Vargas et, quand je suis arrivée à L'Homme à l'envers, je l'ai lu, disons-le, sans grand enthousiasme. Il ne m'a pas passionné, je lui trouvais de la lenteur, de l'ennui.

Et puis je l'ai relu cet été et je me suis dit alors : "Mais comment se fait-il que je sois passée à côté ?" Je l'ai trouvé passionnant, j'ai adoré les personnages pittoresques et surtout l'humour qui se dégageait de l'ensemble.

Dans ce roman, Fred Vargas dépeint comme à son accoutumée un univers parallèle, où chacun a son histoire personnelle et vit en marge d'une certaine société, celle d'aujourd'hui, celle qui va vite, celle qui court après le profit. Le passage qui va suivre met en scène trois personnages, Camille, Soliman et le Veilleux, partis sur les routes à la recherche de l'assassin de Suzanne, amie de Camille, mère adoptive de Soliman et amoureuse secrète du Veilleux. Tout y est : poésie, humour, sens de la formule. Voici donc une :

LEGENDE DE CUISINE

A cause du froid et du vent, Soliman avait dressé la table dans le camion, sur la caisse qu'on avait coincée entre les deux lits. Camille laissait Soliman se charger de la cuisine. C'était lui qui s'occupait de la mobylette, du ravitaillement, de l'eau. Elle tendit son assiette.

- Viande, tomates, oignons, annonça Soliman.

Le Veilleux déboucha une bouteille de blanc.

- Avant, commença Soliman, aux commencements du monde, les hommes ne faisaient pas leur cuisine.

- Ah merde, dit le Veilleux.

- Et c'était comme ça pour toutes les bêtes de la terre.

- Oui, coupa le Veilleux en versant le vin. Adam et Eve ont couché ensemble, et ensuite, ils ont dû trimer et se faire à manger toute la vie.

- Pas du tout, dit Soliman. Ce n'est pas ça l'histoire.

- Tu les inventes, tes histoires.

- Et alors ? Tu connais un moyen de faire autrement ?

Camille frissonna, alla chercher un pull à l'arrière du camion. Il ne pleuvait pas, mais la brume poissait le corps comme un linge mouillé.

- Partout, la nourriture était à portée de leur main, continuait Soliman. Mais l'homme prenait tout pour lui et les crocodiles se plaignaient de sa voracité égoïste. Pour en avoir le coeur net, le dieu du marais puant prit la forme d'un crocodile et s'en alla contrôler la situation par lui-même. Après avoir souffert de la faim pendant trois jours, le dieu du marais convoqua l'homme et lui dit : "Dorénavant, l'Homme, tu seras partageux." "Que dalle", lui répondit l'Homme. "J'en ai rien à branler des autres." Alors le dieu du marais entra dans une terrible colère et ôta à l'homme le goût du sang, de la chair fraîche et de la viande crue. A dater de ce jour, l'homme dut faire cuire tout ce quil portait à sa bouche. Ca lui prit beaucoup de temps et les crocodiles eurent la paix dans leur royaume de la viande crue.

- Pourquoi pas, dit Camille.

- Alors l'homme, humilié d'être devenu la seule créature à manger cuit, repassa tout le boulot à la femme. Sauf moi, Soliman Melchior, parce que je suis resté bon, parce que je suis resté noir, et ensuite parce que je n'ai pas de femme.

Fred VARGAS, L'Homme à l'envers, 1999.

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