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Le saucisson, et autres plaisirs... de JD. Bauby

Imprimer Catégories : Littérature gourmande

baubyL'avantage d'un blog, c'est qu'il permet de rencontrer via la Toile plein de gens. C'est ainsi que j'ai été contactée par un professeur de Lettres installé en Nouvelle-Calédonie qui recherchait un texte de George Sand sur la nourriture et qui me demandait de lui communiquer. En remerciement, elle m'envoya très gentiment un texte que j'avais lu lors de la sortie du livre, en 1997, mais que j'avais oublié depuis. Un texte collant parfaitement avec mon sujet : "Littérature gourmande".

Il s'agit d'un extrait du Scaphandre et du Papillon, de Jean-Dominique BAUBY, cet ancien rédacteur en chef du magazine ELLE, victime du Locked In Syndrom, attaque cérébrale qui le paralysa entièrement. Seule sa paupière gauche conserva sa mobilité et lui permit, ses capacités intellectuelles restées intactes, d'écrire ce livre, paru peu de temps avant sa mort.

Les lignes suivantes racontent les repas imaginaires, souvenirs d'autrefois, véritables précis de gastronomie gourmande. Voici donc (et merci encore à Isabelle) :

LE SAUCISSON

Chaque jour après la séance de verticalisation, un brancardier me ramène de la salle de kiné et me gare à côté de mon lit en attendant que les aides-soignants viennent me recoucher. Et chaque jour, comme il est midi, le même brancardier me lance un « bon appétit » à la jovialité calculée, manière de prendre congé jusqu’au lendemain. Bien sûr, cela revient à souhaiter «  Joyeux Noël » le 15 août ou «  Bonne nuit » en plein jour ! Depuis huit mois, j’ai avalé en tout et pour tout quelques gouttes d’eau citronnée et une demi-cuillerée de yaourt qui s’est bruyamment égarée dans les voies respiratoires. L’essai alimentaire, comme on a baptisé ce festin avec emphase, ne s’est pas révélé probant. Qu’on se rassure, je ne suis pas pour autant mort de faim. Par le biais d’une sonde reliée à l’estomac, deux ou trois flacons d’une substance brunâtre m’assurent mon lot quotidien de calories. Pour le plaisir, j’ai recours à la mémoire vive des goûts et des odeurs, un inépuisable réservoir de sensations. Il y avait l’art d’accommoder les restes. Je cultive celui de mitonner les souvenirs. On peut se mettre à table à n’importe quelle heure, sans façon. Si c’est au restaurant, pas besoin de réservation. Si je fais la cuisine, c’est toujours réussi. Le bourguignon est onctueux, le bœuf en gelée translucide, et la tarte à l’abricot a la pointe d’acidité nécessaire. Selon mon humeur je m’offre une douzaine d’escargots, une choucroute garnie et une bouteille de  Gewurtztraminer  «  Cuvée vendanges tardives » à la teinte dorée, ou je déguste un simple œuf à la coque accompagné de mouillettes au beurre salé. Quel régal ! Le jaune d’œuf m’envahit le palais et la gorge en de longues coulées tièdes. Et il n’y a jamais de problèmes de digestion. Evidemment, j’utilise les meilleurs produits : les légumes les plus frais, des poissons qui sortent de l’onde, les viandes les mieux persillées. Tout doit être préparé dans les règles. Pour plus de sûreté, un ami m’a envoyé la recette de la vraie andouillette de Troyes, avec trois viandes différentes entortillées en lanières. De même, je respecte scrupuleusement le rythme des saisons. Pour l’instant je me rafraîchis les papilles à coups de melon et de fruits rouges. Les huîtres et le gibier ce sera pour l’automne si j’en conserve l’envie car je deviens raisonnable, pour ainsi dire ascétique. Au début de mon long jeûne, le manque me poussait à visiter sans cesse mon garde-manger imaginaire. J’étais boulimique. Aujourd’hui, je pourrais presque me contenter du saucisson artisanal enserré dans son filet qui pend toujours dans un coin de ma tête. Une rosette de Lyon à la forme irrégulière, très sèche et hachée gros. Chaque tranche fond un peu sur la langue avant qu’on ne la mâche pour en exprimer toute la saveur. Ce délice est aussi un objet sacré, un fétiche dont l’histoire remonte à près de quarante ans. J’avais encore l’âge des bonbons mais je leur préférais déjà la charcuterie, et l’infirmière de mon grand-père maternel avait remarqué qu’à chacune de mes visites dans le sinistre appartement du boulevard Raspail je lui réclamais du saucisson avec un charmant zézaiement. Habile à flatter la gourmandise des enfants et des vieillards, cette industrieuse gouvernante a fini par faire coup double en m’offrant un saucisson et en épousant mon grand-père juste avant sa mort. La joie de recevoir un tel cadeau fut proportionnelle à l’agacement que ce mariage-surprise causa dans la famille. Du grand-père je n’ai gardé qu’une image assez floue, une silhouette allongée dans la pénombre avec le visage sévère du Victor Hugo des billets de cinq cents anciens francs en usage à cette époque. Je revois beaucoup mieux le saucisson incongru au milieu de mes Dinky-toys et de mes livres de la bibliothèque verte.

J’ai bien peur de ne jamais en manger de meilleur.

Jean-Dominique BAUBY, Le Scaphandre et le Papillon, 1997.

7 commentaires Pin it! Lien permanent

Commentaires

  • J'ai le ventre qui gargouille et la gorge serree d'emotion. Ce texte se passe de commentaires. Merci beaucoup Patricia.

  • Les souvenirs rendent ces goûts encore plus prégnants! Merci de partager ce beau texte!

  • J'ai lu ce livre à sa sortie et pourtant , je ne me rappelle plus ce passage, je vais relire ce livre. Merci PATRICIA

  • Quelle émotion et quelles émotions!

  • si seulement je pouvais lui parler
    rire et emotion!g la meme vision du saucisson qui pends dans ma tete depuis ma plus tendre enfance ,je n'aurais jamais pu l'exprimer ainsi! j'ai passé un excellent moment en lisant ce texte au hasard de ma recherche sur j-d baudy suite a un article parrut dans le "elle" de cette semaine!vivre l'instant present c'est ce queje retiendrais!
    merci jean-dominique Baudy

  • je découvre ton blog, via blog-it express, où je l'ai vu poindre son nez.
    Il me parait tout à fait intéressant, tant dans la forme que dans le propos.
    je vais sans doute revenir pour des lectures, ton point de vue original est alléchant (facile!).
    Et puis je suis curieuse des recettes aussi :)
    à bientôt donc

  • Alors bienvenue chez moi, Sylvie !

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