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Truite arc-en-ciel (Y. OGAWA)

Imprimer Catégories : Littérature gourmande

C'est un livre étrange. Etonnant, dérangeant. D'habitude, je n'apprécie pas la littérature asiatique. Trop alambiquée souvent, trop loin de moi, elle m'ennuie. En plus, je m'embrouille toujours dans leurs noms ! Mais ce livre-là...

Ca a commencé par une conversation chez mon médecin. "Vous avez lu La Formule préférée du professeur ?" J'avouai que non. "C'est une jeune auteur japonaise et c'est vraiment très bien. Elle a écrit Le Musée du silence... non, lisez plutôt Parfum de glace, je suis sûr que ça va vous plaire !"

Alors, comme je suis toujours prête à découvrir de nouveau auteurs surtout quand on pense qu'il vont me plaire, et comme les couvertures de Babel sont superbes, j'ai acheté ce roman. Et peu à peu je me suis laissée gagner par cet univers étrange, tout en finesse et en subtilités, qui mélange les époques de narrations sans prévenir et bascule parfois vers le fantastique, comme ça, toujours en douceur et en finesse.

L'histoire ? Une jeune femme, Ryoko, décide de partir à la découverte de son compagnon, qui vient de se suicider, et dont elle découvre qu'elle ne savait rien. C'est presque un roman policier qui n'ose dire son nom puisqu'elle mène l'enquête, à travers les lieux et les gens qu'Hiroyuki a connus, fréquentés, aimés. On referme ce livre avec un drôle de sentiment, une nostalgie, une amertume légère...

Le passage que j'ai choisi met en scène Ryoko, l'héroïne, qui séjourne chez la mère et le frère de son fiancé décédé. Famille dont elle ignorait l'existence puisqu'il lui avait toujours être orphelin... Voici :

LA TRUITE ARC-EN-CIEL

"Nous avions dîné tous les trois dans la salle à manger. La table était vaste, ce qui créait un espace déséquilibré entre nous. La distance était trop grande pour que l'on puisse se parler intimement à mi-voix, tandis que pour attraper la bouteille de vinaigrette il fallait se lever à moitié et tendre le bras au maximum.

- Aujourd'hui, c'est de la truite arc-en-ciel en papillote, comme tu l'aimes. Fais attention, c'est chaud.

Le ton qu'il prenait pour s'adresser à sa mère n'était pas le même que d'habitude. On pouvait imaginer que son amie connaîtrait certainement le bonheur s'il la traitait de cette manière.

- Tu veux un peu plus de poivre ?

- Non merci, ça va.

La conversation n'était pas très animée. La plupart du temps, Akira lançait le sujet, faisait attention à ce que je ne m'ennuie pas, essayait de temps à autre par divers moyens de faire participer sa mère. Mais elle était enfermée dans son propre monde et ne montrait aucun intérêt pour moi. Elle pliait et repliait sa serviette de différentes façons, observait le bouchon de la bouteille de vin, plantait sa fourchette dans la bouche de la truite arc-en-ciel. (...)

- Ce vin est âpre, je trouve.

- Tu ferais mieux de n'en boire qu'un verre, sinon tu vas encore avoir mal à la tête.

Nous continuâmes pendant un moment à manger en silence (...)

- Jusqu'à quand cette personne va-t-elle rester à la maison ?

Elle me désignait de sa fourchette.

- Elle peut bien rester autant qu'elle veut, non ? Ne sois pas impolie, maman.

- Je suis vraiment désolée de vous déranger, dis-je.

- Mais non, grande soeur.

- Grande soeur ? Depuis quand tu en as une ?

- Pas longtemps, depuis que Rooky est mort.

- Je ne le savais pas. Je suis désolée. Dis-lui que je m'excuse.

Elle baissa les yeux sur sa truite arc-en-ciel, entreprit d'en chercher soigneusement les arêtes. Le vernis de ses ongles était bleu. D'un bleu si profond qu'on aurait dit du sang.

- Mais non, ça ne fait rien. C'est ma faute, j'ai profité de votre gentillesse pour m'incruster. Mais dites-moi, vous avez fait un voyage à Prague, paraît-il ? C'est Akira qui me l'a dit. Ca doit être une bien jolie ville.

Elle n'arrêtait pas de trier son poisson. La chair était complètement écrasée, ses ongles étaient luisants de beurre.

- Tu peux le manger, va. Tu sais bien qu'il n'y a pas d'arêtes, dit Akira.

- Le citron n'est pas coupé comme il faut.

- Pardonnez-moi. C'est moi qui l'ai coupé. Je voulais aider un peu, m'excusai-je.

- Il ne doit pas être en tranches, mais en quartiers.

- C'est la même chose. Le citron c'est du citron, tu ne vas pas en faire toute une histoire.

- Je l'ai demandé en quartiers, pourquoi est-ce qu'on ne m'écoute pas ?

- Tu devrais lui être reconnaissante de m'avoir aidé.

- Je n'aime pas les tranches. (...)

Avant qu'Akira ait eu le temps de tendre le bras, sa mère avait jeté le citron sur le sol.

- Je ne suis jamais allée à Prague.

Elle avait repris sa fourchette qu'elle brandissait dans ma direction. Il en jaillit de la chair de truite arc-en-ciel.

- Vous avez raison. Je n'aurais pas dû vous poser la question...

J'enlevai le morceau qui avait atterri sur ma poitrine.

- Qu'as-tu fait, maman ? Fais tes excuses à grande soeur.

- Ce n'est pas la peine, ce n'est rien.

- Qu'est-ce que c'est que cette histoire de grande soeur ? C'est une imposture, tu ne dois pas te laisser abuser.

- Je t'en prie, maman, calme-toi.

- Toi non plus, tu ne me crois pas, hein ? Pourquoi aurais-je dû aller à Prague ?

- On ne parle plus de ça, c'est fini.

- Dis à cette fille de s'en aller.

- Ca suffit maintenant ! cria Akira en tapant sur la table. La bouteille se renversa, une chaise tomba. Le vin se répandit lentement sur la table, comme pour mieux combler le fossé qui nous séparait.

Yôko OGAWA, Parfum de glace, 1998 (2002 pour la traduction française).

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Commentaires

  • Extremement derangeant cet extrait, et qui me donne extremement envie de lire le livre. Je note la reference, merci!

  • Merci pour la découverte Patricia ! COntrairement à toi je suis comme une truite arc-en-ciel dans l'eau avec les noms japonais lol ;o)Merci encore, c'est une chouette initiative.Biz

  • peut on avoir des truites arc en ciel en captiviter dans 12m carree sans oxygene

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