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Le repas des Scorta

Imprimer Catégories : Littérature gourmande

scortaJ'ai lu ce dimanche un roman somptueux, splendide, magnifique : Le Soleil des Scorta. Pas très à jour, allez-vous dire... D'accord, d'accord, je ne me suis pas ruée dessus à sa sortie. Trop de louanges, de compliments, j'avais peur d'être déçue.

Sauf que dimanche matin, quand je l'ai ouvert enfin, j'ai été totalement aspirée par ce roman. Une histoire comme une tragédie antique, avec la force du destin en arrière-fond, et le goût, et l'odeur, et la saveur de l'Italie.

L'écriture de Laurent Gaudé est admirable, d'une justesse, d'une précision, d'une sensualité fabuleuses, un style, en somme. Je vous propose aujourd'hui de vous attarder sur le repas que Raffaele va offrir à ses frères, sa soeur, et leurs enfants respectifs. Voici donc :

LE BANQUET AU TRABUCCO

Ils étaient une quinzaine à table et ils se regardèrent un temps, surpris de constater à quel point le clan avait grandi. Raffaele rayonnait de bonheur et de gourmandise. Il avait tant rêvé de cet instant. Tous ceux qu'il aimait étaient là, chez lui, sur son trabucco. Il s'agitait d'un coin à l'autre, du four à la cuisine, des filets de pêche à la table, sans relâche, pour que chacun soit servi et ne manque de rien.

Ce jour resta gravé dans la mémoire des Scorta. Car pour tous, adultes comme enfants, ce fut la première fois qu'ils mangèrent ainsi. L'oncle Faelucc' avait fait les choses en grand. Comme antipasti, Raffaele et Guiseppina apportèrent sur la table une dizaine de mets. Il y avait des moules grosses comme le pouce, farcies avec un mélange à base d'oeufs, de mie de pain et de fromage. Des anchois marinés dont la chair était ferme et fondait sous la langue. Des pointes de poulpes. Une salade de tomates et de chicorée. Quelques fines tranches d'aubergines grillées. Des anchois frits. On se passait les plats d'un bout à l'autre de la table. Chacun piochait avec le bonheur de n'avoir pas à choisir et de pouvoir manger de tout.

Lorsque les assiettes furent vides, Raffaele apporta sur la table deux énormes saladiers fumants. Dans l'un, les pâtes traditionnelles de la région : les troccoli à l'encre de seiche. Dans l'autre, un risotto aux fruits de mer. Les plats furent accueillis avec un hourra général qui fit rougir la cuisinière. C'est le moment où l'appétit est ouvert et où l'on croit pouvoir manger pendant des jours. Raffaele posa également cinq bouteilles de vin de pays. Un vin rouge, rugueux, et sombre comme le sang du Christ. La chaleur était maintenant à son zénith. Les convives étaient protégés du soleil par une natte de paille, mais on sentait, à l'air brûlant, que les lézards eux-même devaient suer.

Les conversations naissaient dans le brouhaha des couverts - interrompues par la question d'un enfant ou par un verre de vin qui se renversait. On parlait de tout et de rien. Giuseppina racontait comment elle avait fait les pâtes et le risotto. Comme si c'était encore un plaisir plus grand de parler de nourriture lorsqu'on mange. On discutait. On riait. Chacun veillait sur son voisin, vérifiant que son assiette ne se vide jamais.

Lorsque les grands plats furent vides, tous étaient rassasiés. Ils sentaient leur ventre plein. Ils étaient bien. Mais Raffaele n'avait pas dit son dernier mot. Il apporta en table cinq énormes plats remplis de toute sorte de poissons pêchés le matin même. Des bars, des dorades. Un plein saladier de calamars frits. De grosses crevettes roses grillées au feu de bois. Quelques langoustines même. Les femmes, à la vue des plats, jurèrent qu'elles n'y toucheraient pas. Que c'était trop. Qu'elles allaient mourir. Mais il fallait faire honneur à Raffaele et Giuseppina. Et pas seulement à eux. A la vie également qui leur offrait ce banquet qu'ils n'oublieraient jamais. On mange dans le Sud avec une sorte de frénésie, d'avidité goinfre. Tant qu'on peut. Comme si le pire était à venir. Comme si c'était la dernière fois qu'on mangeait. Il faut manger tant que la nourriture est là. C'est une sorte d'instinct panique. Et tant pis si on s'en rend malade. Il faut manger avec joie et exagération.

Les plats de poisson tournèrent et on les dégusta avec passion. On ne mangeait plus pour le ventre mais pour le palais. Mais malgré toute l'envie qu'on en avait, on ne parvint pas à venir à bout des calamars frits. Et cela plongea Raffaele dans un sentiment d'aise vertigineux. Il faut qu'il reste des mets en table, sinon, c'est que les invités n'en ont pas eu assez. A la fin de repas, Raffaele se tourna vers son frère Giuseppe et lui demanda en lui tapotant le ventre : "Pancia piena ?"  Et tout le monde rit, en déboutonnant sa ceinture ou en sortant son éventail. La chaleur avait baissé mais les corps repus commençaient à suer de toute cette nourriture ingurgitée, de toute cette joyeuse mastication. Alors Raffaele apporta en table des cafés pour les hommes et trois bouteilles de digestifs : une de grappa, une de limoncello et une d'alcool de laurier.

Laurent GAUDE, Le Soleil des Scorta, 2004.

7 commentaires Pin it! Lien permanent

Commentaires

  • Moi aussi j'ai adoré ce livre...quant au buffet je peux confirmer q'en Italie du sud les repas ne finissent jamais et que le limoncello est bien utile pour digérer !

  • Moi qui ne savait pas quoi lire, ça tombe bien... Quel repas et quelle ambiance !

  • C'est drôle, mais ce livre m'a déçue... Comme quoi, les goûts... Par contre, la description du repas est très belle, c'est vrai.

  • Comme une faim de litterature tout à coup...

  • Ca me donne envie de le lire,sur ma liste,merci!

  • J'avais eu envie de le lire a sa sortie, puis j'ai oublie. Merci pour la recommendation et aussi pour l'extrait. Tout ce que j'aime manger en plus.

  • J'ai beaucoup aimé aussi !J'ai trouvé qu'il se lisait comme du p'tit lait, ça coulait tout seul !!

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