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Baudelaire - "Le Gâteau"

Imprimer Catégories : Littérature gourmande

Les vers de Baudelaire ne quittent jamais complètement notre esprit... Ils y traînent, s'y enfouissent, s'y reposent et, quand on s'y attend le moins, viennent surgir au creux de nous.

Voici un extrait du Spleen de Paris, d'une cruelle actualité...

LE GÂTEAU

Je voyageais. Le paysage au milieu duquel j'étais placé était d'une grandeur et d'une noblesse irrésistibles. Il en passa sans doute en ce moment quelque chose dans mon âme. Mes pensées voltigeaient avec une légèreté égale à celle de l'atmosphère; les passions vulgaires, telles que la haine et l'amour profane, m'apparaissaient maintenant aussi éloignées que les nuées qui défilaient au fond des abîmes sous mes pieds; mon âme me semblait aussi vaste et aussi pure que la coupole du ciel dont j'étais enveloppé; le souvenir des choses terrestres n'arrivait à mon coeur qu'affaibli et diminué, comme le son de la clochette des bestiaux imperceptibles qui paissaient loin, bien loin, sur le versant d'une autre montagne. Sur le petit lac immobile, noir de son immense profondeur, passait quelquefois l'ombre d'un nuage, comme le reflet du manteau d'un géant aérien volant à travers le ciel. Et je me souviens que cette sensation solennelle et rare, causée par un grand mouvement parfaitement silencieux, me remplissait d'une joie mêlée de peur. Bref, je me sentais, grâce à l'enthousiasmante beauté dont j'étais environné, en parfaite paix avec moi-même et avec l'univers; je crois même que, dans ma parfaite béatitude et dans mon total oubli de tout le mal terrestre, j'en étais venu à ne plus trouver si ridicules les journaux qui prétendent que l'homme est né bon; - quand la matière incurable renouvelant ses exigences, je songeai à réparer la fatigue et à soulager l'appétit causés par une si longue ascension. Je tirai de ma poche un gros morceau de pain, une tasse de cuir et un flacon d'un certain élixir que les pharmaciens vendaient dans ce temps-là aux touristes pour le mêler dans l'occasion avec de l'eau de neige.

Je découpais tranquillement mon pain, quand un bruit très léger me fit lever les yeux. Devant moi se tenait un petit être déguenillé, noir, ébouriffé, dont les yeux creux, farouches et comme suppliants, dévoraient le morceau de pain. Et je l'entendis soupirer, d'une voix basse et rauque, le mot: gâteau! Je ne pus m'empêcher de rire en entendant l'appellation dont il voulait bien honorer mon pain presque blanc, et j'en coupai pour lui une belle tranche que je lui offris. Lentement il se rapprocha, ne quittant pas des yeux l'objet de sa convoitise; puis, happant le morceau avec sa main, se recula vivement, comme s'il eût craint que mon offre ne fût pas sincère ou que je m'en repentisse déjà.

Mais au même instant il fut culbuté par un autre petit sauvage, sorti je ne sais d'où, et si parfaitement semblable au premier qu'on aurait pu le prendre pour son frère jumeau. Ensemble ils roulèrent sur le sol, se disputant la précieuse proie, aucun n'en voulant sans doute sacrifier la moitié pour son frère. Le premier, exaspéré, empoigna le second par les cheveux; celui-ci lui saisit l'oreille avec les dents, et en cracha un petit morceau sanglant avec un superbe juron patois. Le légitime propriétaire du gâteau essaya d'enfoncer ses petites griffes dans les yeux de l'usurpateur; à son tour celui-ci appliqua toutes ses forces à étrangler son adversaire d'une main, pendant que de l'autre il tâchait de glisser dans sa poche le prix du combat. Mais, ravivé par le désespoir, le vaincu se redressa et fit rouler le vainqueur par terre d'un coup de tête dans l'estomac. A quoi bon décrire une lutte hideuse qui dura en vérité plus longtemps que leurs forces enfantines ne semblaient le promettre? Le gâteau voyageait de main en main et changeait de poche à chaque instant; mais, hélas! il changeait aussi de volume; et lorsque enfin, exténués, haletants, sanglants, ils s'arrêtèrent par impossibilité de continuer, il n'y avait plus, à vrai dire, aucun sujet de bataille; le morceau de pain avait disparu, et il était éparpillé en miettes semblables aux grains de sable auxquels il était mêlé.

Ce spectacle m'avait embrumé le paysage, et la joie calme où s'ébaudissait mon âme avant d'avoir vu ces petits hommes avait totalement disparu; j'en restai triste assez longtemps, me répétant sans cesse: "Il y a donc un pays superbe où le pain s'appelle du gâteau, friandise si rare qu'elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide !"

Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, 1862.

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Commentaires

  • Cruellement d'actualité, effectivement!...

  • Ton "gâteau" s'est jeté à ma figure...avec lui toute la beauté des textes des "misérables de Hugo", celle des dessins de "menus trottins et des petites frappes" de Steinlen, la lassitude et la misère des "filles de rue" de Lautrec, une fin 19éme, qui révolutionnait l'industrie, la société...faisant fi des droits de l'homme. Une période historique chère à mon coeur.Les effarés Noirs dans la neige et dans la brume,Au grand soupirail qui s'allume,Leurs culs en rond, À genoux, cinq petits, - misère ! -Regardent le boulanger faireLe lourd pain blond... Ils voient le fort bras blanc qui tourneLa pâte grise, et qui l'enfourneDans un trou clair. Ils écoutent le bon pain cuire.Le boulanger au gras sourireChante un vieil air. Ils sont blottis, pas un ne bouge,Au souffle du soupirail rouge,Chaud comme un sein. Et quand pendant que minuit sonne,Façonné, pétillant et jaune,On sort le pain ; Quand, sous les poutres enfumées,Chantent les croûtes parfumées,Et les grillons ; Quand ce trou chaud souffle la vie ;Ils ont leur âme si ravieSous leurs haillons, Ils se ressentent si bien vivre,Les pauvres petits plein de givre,- Qu'ils sont là, tous, Collant leur petits museaux rosesAu grillage, chantant des chosesEntre les trous, Mais bien bas, - comme une prière...Repliés vers cette lumièreDu ciel rouvert, - Si fort, qu'ils crèvent leur culotte,- Et que leur lange blanc trembloteAu vent d'hiver... 20 septembre 1870....

  • Merci Patricia et Lili. Ca ne fait pas de mal un peu de litterature dans ce monde de brutes!

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