Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Tempête autour d'un estomac (B. SHARMA)

Imprimer Catégories : Littérature gourmande

Je continue dans ma série indienne. Cette fois, tout tient dans le sous-titre :" Récits gastronomiques traduits de l'anglais (Inde)". La colère des aubergines est un drôle de petit livre, qui mêle cuisine et vie quotidienne. L'auteur, Bulbul SHARMA est écrivain et peintre et c'est avec la conjonction de ces deux talents qu'elle nous dépeint la vie des femmes en Inde. Car ce sont essentiellement des histoires de femmes qui se mettent en place sous nos yeux : la grand-mère qui veille jalousement sur ses pickles, les familles qui se livrent une concurrence sans merci pour faire étalage de bonne chère le jour du mariage de leurs enfants, la cousine laissée pour compte et ballotée dans toute la famille mais qui refuse cependant l'émancipation, la femme et ses deux amants... Bulbul SHARMA déroule le fil de douze nouvelles qui sont autant de scène de la vie quotidienne en Inde aujourd'hui.

Beaucoup de ces nouvelles se passent dans la cuisine. Toutes évoquent la nourriture, fil conducteur de l'ouvrage. Et chaque histoire se clôt sur une ou plusieurs recettes typiquement indiennes (j'en ai compté vingt-quatre). A l'origine était la grand-mère de l'auteur : Dida, qui "prépar[ait] les repas assise sur le sol de la cuisine". Et c'est ainsi qu'elle décline quelques unes des recettes de cette dernière, plus d'autres.

L'extrait que j'ai choisi n'est pas, curieusement, un moment de festin. C'est plutôt un drôle de festin : le pauvre Vinod se retrouve pris en sandwich, comme l'indique le titre de la nouvelle, entre sa mère et sa femme. et c'est à celle qui le gavera le plus et le mieux. D'où son appréhension à rentrer chez lui, le soir... Voici donc :

TEMPÊTE AUTOUR D'UN ESTOMAC

Depuis son mariage avec Nirmala, Vinod était entraîné dans cette lutte dont son palais était l'enjeu, et il en était las. Chaque jour, les deux femmes essayaient de nouvelles stratégies. Parfois elles se battaient sur le terrain des currys, chacune d'elles en produisant une version plus épicée, plus parfumée, plus forte, qui lui mettait la bouche en feu et lui donnait des cauchemars. L'une préparait-elle un plat d'agneau (roghan josh) plantureux nageant dans la graisse, l'autre répliquait par un curry de boulettes de viande (kofta curry) alourdi d'une sauce épaisse à la poudre d'amande. Quand sa femme plaçait devant lui un poulet au beurre qu'on aurait cru trempé dans la teinture orange, sa mère contre-attaquait avec des boulettes de viande noyées dans un lac de ghî d'un jaune profond. Aux brochettes tranchées fin (reshmi), dures comme une corde de jute, répondaient aussitôt des brochettes pasanda raides et calcinées comme autant de morceaux d'ébène. L'une et l'autre étaient piètres cuisinières, mais il fallait les complimenter à chaque bouchée qui lui obstruait le gosier. Vinod rêvait souvent de pouvoir diviser son corps en deux moitiés verticales pour en donner une à chaque femme. Il aurait tant voulu leur plaire à toutes les deux.

Nirmala savait que sa belle-mère était meilleure cuisinière qu'elle. Elle avait commencé à nourrir Vinod bien avant elle et savait exactement ce qu'il aimait. [...] Si seulement ses galettes (phulka) pouvaient être aussi parfaitement rondes que celles de sa mère, au lieu de ces successions de flaques difformes qui lui valaient de perpétuelles humiliations.

Sa belle-mère riait sous cape quand Nirmala posait les phulkas balafrées et informes sur l'assiette de Vinod.

"Elle a beau avoir étudié dans une école de soeurs et parler couramment anglais, ce qu'elle prépare est bon à jeter, pensait-elle. Il ne suffit pas d'avoir le teint pâle et un joli sourire pour plaire à un homme, il faut aussi savoir le nourrir." Elle n'avait pas besoin d'un livre pour savoir comment cuisiner. Sa mère lui avait tout appris quand elle était enfant et bien qu'ils aient eu de nombreux domestiques, elle s'était toujours occupé des repas de son défunt mari. Même le jour de sa mort, il avait mangé une pleine assiette de pommes de terre au fenugrec (alu methi), quatre galettes de blé (paratha) fourrées au fromage (panîr), un grand bol de khir et deux gâteaux ronds (laddu) qu'elle avait préparés avec du pur lait de vache venu de leur village. Vinod aussi aimait sa cuisine. Enfant, il se précipitait vers elle à l"heure des repas pour lui demander à manger le premier. Elle séparait en deux un paratha tout chaud, en effritait une moitié pour la mélanger à de la sauce, rajoutait un bon morceau de beurre blanc et confectionnait des petites boulettes de cette mixture. Puis elle les lui introduisait adroitement, l'une après l'autre, dans la bouche, qu'il gardait grande ouverte comme un oisillon perpétuellement affamé. Le voir à présent avaler la mauvaise cuisine de sa femme lui brisait le coeur. Même le petit domestique n'en aurait pas voulu. Elle avait envie de lui arracher l'assiette des mains et d'en jeter le contenu à la poubelle.

"Elle pose toujours  le plat qu'elle a fait juste devant toi, c'est pour ça que tu ne manges pas les miens, se plaignait Nirmala. Elle ferme la porte de la cuisine à clef quand elle prépare le repas, pour que je ne puisse pas voir quelles épices elle met dans le curry. Il ne faudra pas m'accuser si un jour elle brûle vive dans la cuisine sans que je puisse lui porter secours. ce sera bien fait pour elle. Elle n'aura qu'à emporter ses recettes secrètes au paradis", bougonnait Nirmala dans leur chambre après l'avoir de nouveau étouffé avec une tentative désastreuse sur laquelle il n'avait pas tari d'éloges.

Bulbul SHARMA, "En sandwich !", La Colère des aubergines, 1997.

2 commentaires Pin it! Lien permanent

Commentaires

  • Voilà un moment que je n'étais venue. J'ai fouillé dans toute ta bibliothèque et j'ai trouvé plein de livres à "dévorer". Vite, vite je cours chez mon libraire.

  • j'avais lu ce livre à sa sortie en France et grace à mon blog je l'ai exhumé de ma bibliothèque avec bonheur à l'heure où on ne parle plus que de Bollywood , un peu de tradition ne fait pas de mal .

Les commentaires sont fermés.