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Repas de fête (V. DESPENTES)

Imprimer Catégories : Littérature gourmande

Virginie Despentes, jusqu'à quelques jours, c'était pour moi quelqu'un de presque pittoresque, la fille qui a vécu, bourlingué, un personnage "sexe drogues et rock'n roll", mais je dois avouer que côté littérature, cela ne m'a jamais tenté. Pour les raisons énoncées ci-dessus. Et trop de clichés, trop de bla-bla, trop de provoc évidente, bref, pas envie d'ouvrir un de ses livres.

Et puis l'autre jour, comme ça, j'ai acheté Bye Bye Blondie. Parce que j'aime bien la chanteuse (quoique n'étant pas naïve et n'imaginant pas une seule fois qu'il put y avoir un rapport...), parce que pour une fois, le titre m'agressait moins, moins provoc, moins "fils de pub".

Et puis j'ai ouvert Bye Bye Blondie. Et puis je ne l'ai plus lâché, ou presque. J'ai découvert d'abord une vraie plume, un style reconnaissable en deux phrases, une force, une puissance, bref, un écrivain, quoi, puisqu'il faut lâcher les grands mots ! Un écrivain à la manière des grands, des Céline qui expliquait que la littérature, c'est poser ses tripes sur la table et regarder à l'intérieur, des Flaubert qui annonçait que madame Bovary, c'était lui. Car il est difficile de lire Virginie Despentes sans se détacher du personnage Virginie Despentes. Il - ou elle - est omniprésent, à travers toutes les lignes. Mais c'est néanmoins un roman, une vraie histoire "d'amour et de mort", de "ni avec toi ni sans toi" à la Truffaut, que cette histoire entre une "punkette prolo" et un fils de bourgeois devenu vedette de la télé. Et à travers ce fil conducteur, c'est toute l'histoire tragique d'une fille qui ne veut pas grandir, qui, comme Antigone, voudrait que tout soit "aussi beau que quand elle était petite" et qui ne peut se résoudre à affronter la réalité en face.

Le passage que j'ai choisi se situe dans la première moitié du roman : Gloria, surnommée Blondie plus loin dans le roman,  ado de quinze ans, et hospitalisée en HP, "entrée au CHU de Brabois un 29 Décembre 1985 [et qui] ne ressortirait pas. Une autre Gloria la remplacerait, qui ferait semblant d'être la même, avec des morceaux de coeur en moins et un cerveau pété en deux", est de retour chez elle. C'est le premier repas pris avec ses parents. Voici donc :

REPAS DE FÊTE

Sa mère, qui les attendait, avait préparé des frites, c'était le truc préféré de Gloria, surtout quand elle était gamine. Elle aimait éplucher les patates, sur une feuille de journal ouvert, à genoux, sur la chaise, s'appliquait à ne pas faire une grosse épluchure, mais si possible que ça reste une seule épluchure. Puis essuyer les pommes de terre, dans un torchon propre, il fallait le prendre encore plié dans le tiroir à torchons, celui à côté du tiroir à couverts, sous la table. Puis passer les patates dans la grille qui en faisait des frites. Ensuite, c'était le boulot de sa mère, tout ce qui concernait la friteuse.

Mais, cette fois, elle n'était pas là pour préparer tout le truc. Et puis, elle n'était plus une petite fille. Elle n'avait rien pensé, toujours pas. Elle avait imaginé cette journée, la sortie, des milliers de fois. Tout ce qu'elle ferait, à toute vitesse, dès le nez dehors, les gens qu'elle appellerait, ses affaires dans sa chambre, mettre un 45 tours et reprendre ses vieilles fringues, se maquiller, et appeler Florence... Même prendre le bus avait des allures de fête quand elle était enfermée.

Seulement, maintenant qu'elle y était, ça ne lui faisait rien. Ketchup sur la petite table de la cuisine, juste assez grande pour y manger à trois. Plus rien, jamais, comme avant. Sa mère avait préparé ce repas de fête, mais elle avait les traits tirés et son regard l'évitait. Elle n'était pas à l'aise. Plus rien comme avant. Sans appétit, grignoter quelques frites.

Elle était brouillée, tout évacuée, ni agressive, ni amusée, elle remarquait des choses, presque machinalement. Ses parents avaient l'air fatigués. Elle aurait préféré qu'ils pètent la forme et soient odieux, pouvoir se mettre à les haïr. Mais ça n'était pas si simple. En famille, les choses sont rarement schématiques.

Le frigidaire avait changé. L'ancien menaçait de déconner depuis un long moment déjà. La vie avait continué.

Elle avait trouvé le courage de dire "non merci j'ai pas faim" devant le gâteau au chocolat, un peu brûlé, qu'avait préparé sa mère. Ces victuailles de fausse fête lui rappelaient étrangement le repas de fête à l'hôpital. Boucle bouclée. Au visage du père entendant qu'elle n'avait plus faim elle avait aussitôt rajouté "enfin si une petite tranche quand même". Comme si elle ne pouvait pas "leur faire ça", leur refuser le plaisir de la voir manger ce qu'ils avaient préparé.

Virginie DESPENTES, Bye Bye Blondie, 2004

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Commentaires

  • Contrairement à toi j'ai toujours adoré "la Despentes" ;o). Je ne pense pas du tout que le soi-disant "provoc'" ait jamais été gratuite, dans son cas.Je suis ravie que tu te sois finalement ravisée et aies pu découvrir un véritable auteur, en effet. Forte, intense, abîmée, fragile à la fois.Son dernier bouquin, King Kong Théorie; tout aussi polémique mais à un autre niveau puisque c'est un essai; m'a beaucoup plu.Merci pour l'extrait, ça fait toujours du bien de la lire.

  • Comme toi je n'étais pas attirée par cette auteur mais là, tu me tente vraiment. Par ton commentaire et par l'extrait qui est à la fois fort et fragile... Je note ...

  • Merci pour ton billet qui me donne envie de lire Virginie Despentes. Jusque là, je trouvais ça trop trash pour moi et des rapports hommes/ femmes par trop désespérants. Je vais essayer.

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