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Aux mères, à leurs filles, à celles qui le seront... (G. BRISAC)

Imprimer Catégories : Ma Bibliothèque... verte !

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En ce jour de Fête des mères, ce n'est pas de cuisine que je vais vous parler. Ni même de gourmandise. Non, ce sera de maternité. Lisant récemment le dernier livre de Geneviève BRISAC, je suis tombée en arrêt devant ce texte, la "nouvelle" 21 du recueil. Car ce livre est un OLNI, un Objet Lisant Non Identifié : une succession de petites histoires, de nouvelles, comme autant de fragments de conversations surprises, parfois longs, parfois éclairs.

Et j'avoue avoir été très sensible au passage suivant, l'histoire de cette femme qui s'apprête à accoucher pour la première fois et ne sait pas à quoi s'attendre. Qui ne comprend pas la sérénité des autres. Qui se questionne. Qui interpelle. cela m'a rappelé cette phrase que l'on me répétait à la maternité lorsque je venais d'accoucher de ma fille et que je passais mon temps à me demander si je faisais bien : "Mais ne vous inquiétez pas, vous êtes faite pour être mère !" Phrase qui avait le don de m'angoisser. Je me disais : "Et si non ? Et s'il y avait eu un bug avec moi ? Peut-être que je ne suis pas faite pour ça..."

Presque huit ans plus tard, je ne sais toujours pas si je suis faite pour être mère, mais j'y prends chaque jour un plaisir que je n'aurais pas imaginé Avoir un enfant, puis d'autres, vous fait découvrir que vous êtes à la fois la plus puissante et la plus faible des femmes : vous donnez la vie, certes, et puis vous ne maîtrisez plus rien ! Et vous vous en accommodez... Je dédie donc ce texte à ma mère et à ma fille :

Je sais que je n'y arriverai jamais, ai-je murmuré au docteur en pleine séance d'hypnose collective, en plein vaudou rationaliste.

Oum, kalsoum, soufflez, aspirez, gonflez le ventre.

Ça, c'est impossible, nous sommes toutes au maximum, ai-je murmuré.

Quel mauvais esprit, a soupiré le docteur et n'allez pas croire que vous êtes originale, il y en a toujours une pour jouer votre rôle, que j'ose nommer le rôle de l'emmerdeuse. Les intellectuelles, quelle purge.

Je sais que je n'y arriverai jamais et je mourrai, j'en suis sûre, ai-je dit devant tout le monde.

Et là, j'ai eu tort. Les autres ont continué leurs génuflexions, enthousiastes, respirations de petits chiens.

Moi, le docteur m'a convoqué. [...]

Le docteur est en colère. Il postillonne, je n'en crois pas mes joues que j'essuie précipitamment.

Ça suffit, crie-t-il. Personne ne meurt en couches, c'est quoi, cette histoire ridicule ? Tout le monde y arrive, même vous, vous verrez. C'est naturel. Vous comprenez. Naturel. Il crie. Des milliards de femmes ont, au cours des siècles, donné le jour à des milliards de bébés qui à leur tour. [...]

J'aimerais vous y voir, dis-je d'une toute petite voix.

Oui, je sais bien que tout cela est extrêmement naturel. Mourir aussi, dis-je. Exactement pareil. N'en faisons pas un fromage.

Ne dérangeons personne.

Je ne veux déranger personne, je vous le jure. Juste je voudrais que quelqu'un m'écoute, plutôt une femme, c'est vrai, qui me rassurerait, sans mots. Qui ne me donnerait pas cette impression terrifiante de devoir sauter dans le vide et sans parachute, comme si c'était la chose la plus banale du monde. [...]

Quand je dis accouchement, je ne vois rien devant, rien après. Un gouffre, le néant. Et toutes ces femmes qui gloussent, qui rebondissent sur le carrelage aux camaïeux de bleu, toutes ces femmes tranquilles, apaisées d'avance, loin de me rassurer, me donne un sentiment encore plus aigu de mon impuissance.

Le docteur s'est un peu adouci.

Elles sont plus intelligentes que vous. Elles font confiance à la nature, à la médecine, elles savent que tout ira bien. [...]

Un enfant, une petite fille est là où il n'y avait personne. La parturiente, l'accouchée, est censée savoir d'où elle vient, le mystère de la vie, elle en est le témoin, et le sujet. [...]

La petite fille respire doucement, et puis elle crie, elle a faim, allongez-vous, allongez-la à côté de vous.

Cette année, c'est ainsi qu'on donne le sein.

Je n'y arrive pas.

Nous n'y arrivons pas, le bébé et moi.

Nous sommes ridicules.

Surtout moi.

L'infirmière crie. Elle m'engueule.

C'est pourtant naturel de donner le sein !!! Vous êtes idiote ou quoi ? La nature, la na-tu-re...

Elle répète ces syllabes en remplissant sa bouche de sa colère et de sa langue.

C'est vrai, la nature et moi, nous nous connaissons très peu, dis-je à voix basse.

Quand vous aurez fini de faire le pitre !

Elle claque la porte, elle sort en claquant la porte.

Je regarde par la fenêtre, j'espère une aide qui ne vient pas. Je n'ose pas dire que je me sens si mal, allongée, avec un tout petit enfant plaqué contre moi et qui hurle de rage et qui pleure de faim.

Seules, nous sommes, si seules, l'enfant et moi.

A la fin, j'ose m'asseoir contre les coussins, la petite fille pleure dans le creux de mon bras, les images de la Vierge à l'enfant m'envahissent. La peinture. Robes bleues. Elle tète sans peine.

Le temps passe. Une page que l'on tourne. Elle a vingt ans.

Les nuages filent dans le ciel ; deux ou trois boutons de roses, sur le balcon, tentent d'éclore. Le soleil baisse doucement, les rues sont vides comme elles le sont les dimanches d'été, et moi je sanglote, perdue, couchée en chien de fusil, sur un matelas de fortune.

Ma seule Étoile est morte, et mon luth constellé porte le soleil noir de la mélancolie.

Ou : les caisses en carton, les cartons vides de pêches et de cerises récupérés chez le marchand de fruits viennent de débarrasser le plancher, notre plancher si longtemps partagé, l'enfant a quitté la maison.

Il y a vingt ans, c'était l'hiver et rien de tout ceci n'était imaginable.

On vous a dit pourtant que la vie était courte.

Paroles inanes, paroles inaudibles, paroles qui font rire, il n'y a pas tellement de quoi.

Elle a quitté la maison ce soir.

Pas de quoi fouetter un chat.

Pas de quoi passer un coup de fil pour se plaindre.

Pas de quoi. Le rien me guette.

On nomme la naissance : "délivrance".

Celle-ci est la seconde naissance, la seconde délivrance, qu'il faut accepter et recevoir, exactement comme la première, nous sommes ici pour ouvrir le chemin : je t'en prie, ma libellule, envole-toi, déplie tes ailes bleues.

Il y a vingt ans, il faisait froid. Tu naissais d'un éclat de rire. A chaque jour suffit sa peine, je sais que je n'y arriverai jamais, disais-je. Comment aurais-je su, si tu n'étais pas née. Je n'ai rien compris à ce qui s'est passé.

Mais ne crains rien, je serai toujours là pour toi.

Geneviève BRISAC, 52 ou la seconde vie, 2007.

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Commentaires

  • bonne fete à toutes les mamans

  • j'en ai pleuré! j'aime ce texte, merci de l'avoir partagé!

  • superbe textebonne fête à toutes les mamanset bon dimanche à tous

  • C'est vraiment tres beau, tres cruel aussi. Quelle solitude. C'est vrai qu'on se sent seule, souvent, la premiere fois.J'ai eu un joli poeme, moi aussi :)

  • Je suis fan de G. Brisac et j'ai vraiment apprécié la lecture de son dernier recueil ..

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