Poésie de cuisine (28/01/2006)

J'avoue tout, j'aime Cyrano de Bergerac ! Je reconnais tout : les vers de mirliton parfois, les personnages excessifs, le romantisme dégoulinant, mais, encore une fois, j'aime beaucoup la pièce d'Edmond Rostand, vaste fourre-tout de sentiments et de grandes idées. Et de cuisine, aussi : Ragueneau, le pâtissier-poète, ne manque pas d'originalité. Rappelez-vous, c'est celui qui récompense les oeuvres des poètes à grands coups de pâtisseries...

Voici la première scène du deuxième acte :

Scène Première - RAGUENEAU, PATISSIER, puis LISE.

Ragueneau, à la petite table, écrivant d'un air inspiré,
et comptant sur ses doigts
.

PREMIER PATISSIER, apportant une pièce montée
Fruits en nougat !

DEUXIEME PATISSIER, apportant un plat
                        Flan !

TROISIEME PATISSIER, apportant un rôti paré de plumes
                                    Paon !

QUATRIEME PATISSIER, apportant une plaque de gâteaux
                                               Roinsoles !

CINQUIEME PATISSIER, apportant une sorte de terrine
                                                           Boeuf en daube !

RAGUENEAU, cessant d'écrire et levant la tête
Sur les cuivres, déjà, glisse l'argent de l'aube !
Etouffe en toi le dieu qui chante, Ragueneau !
L'heure du luth viendra, -c'est l'heure du fourneau !
Il se lève. - A un cuisinier.
Vous, veuillez m'allonger cette sauce, elle est courte !

LE CUISINIER
De combien ?

RAGUENEAU
                  De trois pieds.
Il passe.

LE CUISINIER
                                      Hein !

PREMIER PATISSIER
                                               La tarte !

DEUXIEME PATISSIER
                                                             La tourte !

RAGUENEAU, devant la cheminée
Ma Muse, éloigne-toi, pour que tes yeux charmants
N'aillent pas se rougir au feu de ces sarments !
A un pâtissier, lui montrant des pains.
Vous avez mal placé la fente de ces miches
Au milieu la césure, - entre les hémistiches !
A un autre, lui montrant un pâté inachevé.
A ce palais de croûte, il faut, vous, mettre un toit...
A un jeune apprenti, qui, assis par terre, embroche des volailles.
Et toi, sur cette broche interminable, toi,
Le modeste poulet et la dinde superbe,
Alterne-les, mon fils, comme le vieux Malherbe
Alternait les grands vers avec les plus petits,
Et fais tourner au feu des strophes de rôtis !

UN AUTRE APPRENTI, s'avançant avec un plateau recouvert d'une assiette
Maître, en pensant à vous, dans le four, j'ai fait cuire
Ceci, qui vous plaira, je l'espère.
Il découvre un plateau, on voit une grande lyre de pâtisserie.

RAGUENEAU, ébloui
                                                    Une lyre !

L'APPRENTI
En pâte de brioche.

RAGUENEAU, ému
                            Avec des fruits confits !

L'APPRENTI
Et les cordes, voyez, en sucre je les fis.

RAGUENEAU, lui donnant de l'argent
Va boire à ma santé !

Edmond ROSTAND, Cyrano de Bergerac, 1899.

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